L’opération prévue était simple. Une « intervention de Bentall », soit le remplacement complet de l’aorte ascendante — la plus grosse artère du corps — incluant sa racine et sa valve par une prothèse artificielle. Elle devait durer entre trois et quatre heures. Le chirurgien Laurent S. (1), qui l’a pratiquée des centaines de fois, la connaît sur le bout des doigts. Le patient, un homme d’un peu plus de 60 ans, n’est pas n’importe lequel : Laurent S. a lui-même opéré son cœur dix ans plus tôt et il est devenu un ami. Ce jour-là, l’objectif est d’éliminer l’anévrisme qui s’est formé sur son aorte, une sorte de dilatation en forme de bourse qui peut s’avérer mortelle si elle se rompt.
Mais une fois au bloc, le professeur Thierry Folliguet, en charge de l’opération, change de plan. Il décide de ne remplacer que la valve et de coudre un patch sur l’anévrisme. Plus rapide. Son confrère Laurent S. s’affole : « Ce n’est pas solide, ça va se déchirer, le tissu est fragilisé… Il faut tout remplacer ! » Malgré ses protestations, le Pr Folliguet continue et semble satisfait. Comme à chaque fois avant de refermer un patient, les chirurgiens cardiaques doivent enlever l’air qui est entré dans l’organe. Là encore, selon Laurent S., Thierry Folliguet va trop vite et le cœur est mal purgé. « J’ai essayé de l’arrêter. J’ai dit : “Putain, toutes les bulles partent !” C’était trop tard. » Le patient fait une crise d’épilepsie sur la table d’opération. Sur l’échographie, une vérification effectuée avant de quitter le bloc, la valve aortique fuit : grade 3, juste avant le plus sévère.
Le docteur S. exhorte son supérieur à rouvrir le patient et à faire ce qui était prévu au départ. C’est toujours non. « Dans ma carrière, je n’ai jamais vu aucun malade sortir du bloc comme ça », soupire le docteur Laurent S. Nous sommes en 2019, Thierry Folliguet est chef de service de chirurgie cardiaque à l’hôpital de Créteil (94) depuis plusieurs mois. Le patient est réopéré en catastrophe un an plus tard, dans un autre hôpital, à la suite de complications (2). Dans une lettre envoyée le 25 octobre 2021 à la direction, il demande à ne plus jamais être opéré par celui-ci :
« Je n’ai rencontré ce chirurgien qu’une seule et unique fois après son intervention totalement ratée avec pour moi des conséquences physiques et psychologiques majeures. […] Le docteur Folliguet […] ne m’a pas adressé la parole et n’a même pas daigné m’avouer l’échec de son intervention, sans aucun commentaire sur la conduite à tenir pour la suite, me laissant ainsi dans la violence de son silence. J’ai quitté l’hôpital totalement abattu. »
Au groupe hospitalier universitaire Henri Mondor, depuis sa nomination en septembre 2018, des praticiens s’inquiètent du taux élevé de morts et de complications au sein du service de chirurgie thoracique et cardiovasculaire. Les trois premières années de sa chefferie, le taux de mortalité aurait atteint 13 % contre environ 3,5 % à l’échelle nationale. Ils dénoncent le management par la peur et les mensonges de Thierry Folliguet. D’autant que, selon des sources, il existerait du bidouillage de données sur certains dossiers compliqués. Malgré les nombreuses alertes révélées en juin 2022 par le magazine « Bastille », le professeur de 65 ans est toujours en poste. Il a changé de titre en 2020 pour devenir chef d’unité, sans perdre ses prérogatives.
L’association Maison des lanceurs d’alerte (MLA) a reconnu à deux chirurgiens le statut de lanceurs d’alerte. « L’Assistance publique–Hôpitaux de Paris (AP-HP) se prive de deux praticiens très compétents qui ont subi des représailles intenses, et laisse des dysfonctionnements particulièrement graves se poursuivre, ce qui est extrêmement problématique pour les patients », déclare la responsable juridique de la MLA Cléo Bour. Une plainte pour « mise en danger délibérée de la vie d’autrui » contre Thierry Folliguet déposée par une association de patients en juillet a été transmise à la section S1 — le pôle santé publique — du tribunal de Paris.
Danger au bloc de chirurgie cardiaque :
Pendant plus de trois mois, StreetPress a enquêté sur les faits qui visent le professeur Thierry Folliguet à l’hôpital Henri Mondor de Créteil. Dans un milieu où règne l’omerta, nous nous sommes entretenus avec sept chirurgiens qui ont travaillé ou travaillent à ses côtés. Nous avons également pu consulter des centaines de courriers, des comptes-rendus et des échanges de mails. Notre dossier comporte deux articles qui sortent ces 15 et 16 décembre.
Épisode 2 : Le professeur Folliguet, couvert par l’AP-HP malgré une décennie d’alertes
« Les cardiologues, les réanimateurs, les anesthésistes… Tout le monde sait », assure le chirurgien d’Henri Mondor, Laurent S., qui a décidé de prendre la parole pour briser l’omerta. « Je ne veux pas que ce type continue de massacrer des gens. » Pour protéger l’identité des témoins, pour la plupart toujours fonctionnaires de l’Assistance publique–Hôpitaux de Paris, des éléments biographiques ont été modifiés (3). Le chirurgien cardiaque d’Henri Mondor retraité Bertrand L. souhaite rester anonyme pour ne pas mettre en danger son fils, interne à l’AP-HP, dont fait partie l’hôpital Henri Mondor. Pour lui :
« Je pense qu’il y a des patients qui n’auraient pas dû mourir. »
Le chirurgien cardiaque Baptiste M. (1), qui a vu les résultats dégringoler à l’arrivée de Thierry Folliguet au service, tranche :
« Je ne lui confierai jamais un proche. »
Joint par nos soins, Thierry Folliguet, qui évoquait une « campagne de dénigrement » à son égard dans l’enquête de « Bastille », n’a pas souhaité répondre. Contactée par mail, la gouvernance de l’hôpital de Créteil nous a répondu que les évaluations menées en 2022 au sein du service (4) avaient conclu « que les actions menées au sein du service […] garantissaient une organisation et une structuration des activités hospitalo-universitaires destinées à conforter une chirurgie cardiaque de recours, au bénéfice des patients pris en charge ». En clair, qu’il n’y avait plus de problème en vue.
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La direction d’Henri Mondor ajoute que notre enquête journalistique aurait eu « un effet notablement déstabilisant sur les équipes », allant jusqu’à qualifier nos prises de contact avec des soignants de « pression répétée […] pour obtenir des informations » qui seraient contraires au règlement général sur la protection des données ou au secret professionnel. StreetPress conteste ces allégations : tout a été fait dans le strict respect de la déontologie. Le service communication de l’AP-HP et le ministère de la Santé n’ont pas souhaité répondre.
Valves aortiques qui fuient et infarctus
Lorsque Thierry Folliguet débarque à Henri Mondor pendant l’été 2018, il atterrit dans un service de chirurgie cardiaque orphelin. Il vient remplacer le chef de service Couetil, qui prend sa retraite, brillant mais sévère chirurgien, parfois surnommé « Professeur où est-il ? » pour sa propension à opérer dans le privé. Le nouveau patron est charmant, l’équipe a envie de croire à un nouveau souffle. Le Pr Folliguet veut redorer le blason du service. Président de la prestigieuse Société européenne de chirurgie cardiaque, vasculaire et endovasculaire de 2018 à 2020, il est de tous les congrès et salons. Six mois après son intronisation, « Le Parisien » vante ses mérites en chirurgie robotique dans un article laudateur.
Au 11e étage de l’hôpital, un malaise s’installe. « Petit à petit, on se rend compte de choses totalement anormales », retrace le chirurgien Laurent S. « Il posait des questions étonnantes sur les ECMO (5), des assistances extracorporelles largement connues des équipes », rapporte le chirurgien Patrick F. (1), qui a passé plusieurs mois dans le service. « En réanimation, je voyais des patients avec des complications que je n’avais pas l’habitude de voir, trop fréquentes », déroule le docteur Bertrand L. « Quand le Pr Folliguet opérait des cas complexes que le Pr Couetil réalisait les yeux fermés, il y avait souvent de nombreuses complications post-opératoires », confirme la chirurgienne Mélissa D. (1).
Les « fuites paraprothétiques » se multiplient. Elles peuvent avoir lieu lorsqu’une valve aortique est mal cousue et que le sang passe à côté. « La chirurgie cardiaque est une spécialité dangereuse. On apprend surtout ce qu’il ne faut pas faire », explique le chirurgien quinquagénaire Patrick F. : « J’ai vu des choses dont j’avais entendu parler mais qui ne devraient pas arriver. » Comme par exemple les « ligatures de coronaires », des complications liées à des points de couture trop proches des artères recouvrant le cœur, qui peuvent provoquer des infarctus. « J’en avais vu trois ou quatre dans ma carrière. Après l’arrivée de Folliguet, j’en ai vu une par mois », raconte le retraité Bertrand L., qui a passé près de trente-cinq ans dans les blocs.
Perte de la transplantation cardiaque
Expert autoproclamé de la robotique, le Pr Thierry Folliguet se présente aussi comme un champion de la transplantation. « J’ai tout de suite vu qu’il ne savait pas faire », se remémore pourtant le Dr Laurent S., qui l’a assisté sur l’une d’elles. Pour la greffe en question, alors que la technique de référence en France est la technique dite « bi-cave », le Pr Folliguet aurait choisi la technique Shumway, plus ancienne — comme si sa pratique n’était pas à jour. Le patient transplanté ne survit pas, comme aucun des quatre autres candidats à la transplantation passés par le service sous Folliguet. Le 24 juin 2019, un membre de l’équipe des anesthésistes remplit une fiche anonyme sur « Osiris », la plateforme qui permet de signaler un événement indésirable survenant dans un hôpital de l’AP-HP. Le médecin-anesthésiste, effrayé, écrit :
« Cinq transplantations cardiaques depuis le 1er janvier 2019 : cinq décès. Qu’attendons-nous pour agir localement, suspendre les greffes temporairement ? »
C’est chose faite le 4 janvier 2021. L’AP-HP annonce officiellement le transfert de la transplantation cardiaque d’Henri Mondor à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris 13e. Bronca des députés du Val-de-Marne, qui craignent un affaiblissement du groupe hospitalier. Dans un courrier envoyé aux élus, que StreetPress a pu consulter, le ministre de la Santé d’alors Olivier Véran, admet qu’une solution a dû être trouvée « pour garantir les meilleures conditions de sécurité des soins pour les patients ».
« La faute des autres »
Face à ces échecs à répétition, Thierry Folliguet ne se remet pas en question. Il esquiverait les « revues de morbidité et de mortalité (RMM) », ces réunions formalisées lors desquelles l’équipe de soin analyse les fameux événements indésirables survenus lors de la prise en charge de patients. « On ne faisait pas de RMM pour toutes les interventions qui se passaient mal », pointe le chirurgien Baptiste M.
Et quand il y en avait, « c’était souvent la faute des autres », ajoute un médecin. Comme cette fois en 2023 où une patiente serait ressortie de l’hôpital avec la collerette de la valve déchirée. « Il a accusé le laboratoire qui produit la prothèse en disant qu’elle était défectueuse », raconte le Dr Laurent S. Autre moyen de diversion : le chef de service enverrait les patients en convalescence dans d’autres établissements, puis refuserait de les reprendre quand les complications apparaissent.
« Ça arrive à tous les chirurgiens de faire des erreurs, l’important c’est de les reconnaître et de les corriger. Il ne le fait pas et les reproduit. »
Omerta et management toxique
Denis Tixier, un chirurgien cardiaque qui a débuté sa carrière à Henri Mondor en 1987, décide au mois de mai 2019 d’alerter la direction. C’est son rôle : il est en parallèle référent de la qualité des soins de l’hôpital. Plutôt que de l’écouter, l’institution laisse son supérieur hiérarchique Thierry Folliguet le placardiser. Le praticien perd son bureau, sa patientèle et même l’accès aux données médicales. Le 16 mai 2024, il a porté plainte auprès du tribunal judiciaire de Créteil pour harcèlement moral et entrave à un processus de signalement. Sa plainte ayant été classée sans suite, il compte se constituer partie civile.
En parallèle, un autre chirurgien expérimenté, arrivé il y a peu de temps à Henri Mondor, lance l’alerte. Rachid Zegdi est le seul autre « PU-PH » du service, soit professeur des universités en même temps que praticien hospitalier — un Graal en médecine. Pendant l’été 2019, il fait part de ses inquiétudes à Emmanuel Teiger, chef de service de cardiologie, qui travaille étroitement avec la chirurgie cardiaque, qui n’a pas souhaité répondre à StreetPress. Selon Rachid Zegdi, ce dernier lui aurait demandé de faire une étude sur la morbidité du service de chirurgie cardiaque. Le PU-PH, qui était alors responsable de la recherche, étudie 441 dossiers de patients. Ses résultats sont accablants :
« Le taux de mortalité a très fortement augmenté depuis l’année 2018-2019, période d’entrée en fonction du professeur Folliguet, atteignant 10,30 % au sein du service, alors que la moyenne nationale était alors de 3,53 %. »
Selon son étude, au second trimestre 2020, le taux de mortalité plafonne à 18,48 % contre 4,10 % en France. Au second trimestre 2021, il atteint 13,33 % contre 3-4 % au niveau national. Mais le Pr Rachid Zegdi est suspendu de ses fonctions en juin 2022 « dans l’intérêt du service ». L’AP-HP lui reproche la consultation « irrégulière » de dossiers — ce qu’il conteste — et d’avoir entretenu un « climat de suspicion permanente » en dénigrant le Pr Folliguet. La procédure est toujours en cours. Pour le chirurgien retraité Bertrand L., qui a connu les deux professeurs : « Pourquoi celui qui a des problèmes sur la table opératoire c’est ok, mais celui qui a des problèmes humains c’est pas ok ? »
Rachid Zegdi était déjà dans le viseur de l’administration. Il avait alerté sur le risque suicidaire du cardiologue Megnien, qui s’est donné la mort en 2015 à l’hôpital Georges Pompidou, à Paris 15e. Une affaire pour laquelle l’AP-HP a été condamnée pour harcèlement moral en 2023. L’AP-HP avait annoncé sa volonté de faire appel. Parmi les chirurgiens toujours en poste à Henri Mondor, un seul a accepté de nous rencontrer, sous couvert d’anonymat. « Ce qu’il a fait à Rachid Zegdi nous a détruit », affirme Martin G. (1). Il se dit « très en colère » et « horrifié » par l’impunité dont bénéficie Thierry Folliguet. « C’est la personne la plus ignoble que j’ai rencontrée. » Le soignant craint que ce dernier, qui a atteint l’âge légal du départ à la retraite, continue de diriger le service jusqu’à ses 70 ans, soit cinq années supplémentaires :
« Ce qui me fait mal, c’est que l’administration le laisse rester alors que s’il partait à la retraite, ça irait mieux. »
Si le fonctionnaire refuse de commenter les résultats médicaux, il décrit un manque de formation des internes et un management délétère pour la qualité des soins, toujours d’actualité. « Il met à la porte tous ceux qui lui apportent de la contradiction », explique ce témoin de premier plan, qui juge le service « catastrophique, même si on fait semblant que tout va bien ».
Guerre des égos et jeux d’influence
En chirurgie cardiaque, les égos des chirurgiens — en grande majorité des hommes — prennent beaucoup de place. « C’est une spécialité à haut risque. On est en permanence entre la vie et la mort, jamais sûr de sortir le patient vivant du bloc », déroule Bertrand L. « Les chirurgiens se prennent parfois un peu pour des dieux », glisse la praticienne Mélissa D.
Dans ce milieu exigeant, Henri Mondor s’est longtemps distingué. Jusqu’à la fin des années 2000, le service de chirurgie cardiaque de Créteil était mondialement reconnu pour son expertise. Le Pr Cachera, chef de service de 1970 à 1993, a réussi l’une des premières transplantations cardiaques d’Europe, et le Pr Loisance qui a pris sa suite n’était pas en reste. « On les appelait les mandarins parce qu’ils avaient tout le pouvoir. Mais ils avaient l’expérience et le niveau pour tenir leur service et apprendre aux plus jeunes », se souvient l’ancien Bertrand L., avec nostalgie.
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Depuis l’invention de la circulation extracorporelle (CEC) dans les années 1960, qui permet d’arrêter le cœur le temps de l’opération, la spécialité a progressé à très grande vitesse. À tel point que, ces dernières années, la cardiologie dite « interventionnelle » a pris le relai et permet dans certains cas de se passer de la chirurgie cardiaque. Les chirurgiens sont en compétition pour leur « recrutement », le réseau de cardiologues qui leur envoie des patients.
« L’évolution de la discipline a créé beaucoup de tensions entre les chirurgiens », décortique Bertrand L. Une concurrence accrue qui permet à Thierry Folliguet de garder sous son giron une poignée de praticiens moins expérimentés, dépendant de lui pour opérer. « Il s’appuie sur les plus jeunes chirurgiens parce qu’il doit avoir l’impression de plus facilement les dominer », analyse le septuagénaire Bertrand L. « S’il fait une erreur chirurgicale, ils n’ont pas de l’expérience sur vingt ans de chirurgie cardiaque pour pouvoir se dire : “Ah, c’est bizarre, pourquoi il y a cette complication-là ?“ » Une tendance confirmée par le chirurgien Martin G., en poste à Henri Mondor, qui précise que le service est principalement composé d’internes et de médecins étrangers, qui n’ont pas eu vent de la réputation du service.
Des morts mis sur le dos d’un autre
Les frasques du Pr Thierry Folliguet iraient jusqu’à imputer à tort plusieurs décès de patients à son ennemi juré. Le 7 février 2019, 8 heures (3), le Pr Rachid Zegdi vient d’opérer un patient atteint d’une dissection aiguë de l’aorte, une intervention d’urgence particulièrement risquée. Sa garde de 24 heures touche à sa fin. Conformément aux règles de sécurité, il décide de confier la fermeture du thorax à un confrère plus jeune, le Dr H. (1), tandis que le chirurgien senior, le Dr Eric B. est censé superviser. « Lorsque le Dr H. a réalisé des points pour fermer l’orifice de canulation de l’oreillette droite, des saignements sont apparus », relate Mélissa D., présente au bloc au moment des faits.
En tentant, dans un geste de sauvetage, d’introduire une nouvelle canule veineuse pour rétablir la circulation sanguine artificielle, le jeune chirurgien aurait accidentellement déchiré la veine cave inférieure, ce qui aurait conduit à « une hémorragie massive ». En langage non-chirurgical : du sang partout. Le chirurgien senior de garde, le Dr Eric B., aurait tardé à intervenir pour tenter de suturer la veine. Le patient a fait un arrêt cardiaque sur la table d’opération.
« Ils ont mis cette complication sur le dos du Pr Zegdi, alors que c’est le Dr H. qui a commis l’erreur », témoigne Mélissa D. Choquée par cette injustice, la chirurgienne a préféré quitter l’hôpital Henri Mondor : « Ça m’a laissé un goût amer. » « Rachid Zegdi avait passé toute la nuit sur son malade, l’intervention était terminée, il était épuisé. Dans ces cas-là, la logique est d’être remplacé. Eric B. devait superviser la fermeture », confirme Bertrand L.
« Ils ont mis la faute sur Rachid Zegdi, en en parlant partout, au bloc, en réanimation, aux cardiologues… »
Comme souvent, Thierry Folliguet n’aurait pas organisé de RMM suite à ce décès. Selon des documents que nous avons consultés, il a en revanche rapporté la complication à l’Ordre des médecins comme ayant été de la responsabilité du Pr Zegdi. Sa plainte a été rejetée par la chambre disciplinaire nationale. Contactés par StreetPress, les docteurs Eric B. et H. n’ont pas répondu.
Le chef de service récidive six mois plus tard, cette fois par mail. Le 22 juillet 2019, il écrit à celui qu’il souhaite faire tomber, en mettant en copie la directrice d’Henri Mondor, le directeur général adjoint, le chef de service de cardiologie et le chef du service d’anesthésie-réanimation. « Comme je te le disais au téléphone et avant que tu raccroches, je vais doubler tes astreintes à compter de ce week-end », envoie-t-il — comprendre : être présent lors de ses prochaines opérations pour le surveiller. Il enchaîne : « Ceci suite à plusieurs incidents sur des prises en charge de dissection aortique survenues sur tes astreintes, dont la dernière survenue le 19 juillet. Je souhaite en parler avec toi afin de pouvoir comprendre le ou les problèmes survenus qui ont conduit au décès des patients. »
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Ces quelques phrases déclenchent l’ire du Pr Zegdi, humilié. En réponse, il conteste sa responsabilité dans les cas cliniques évoqués et décide de dénoncer en détail ce qu’il estime être les manquements chirurgicaux du Pr Folliguet. Il sera suspendu deux ans plus tard.
Manipulation de données médicales
Pour manipuler les faits, Thierry Folliguet utiliserait aussi Epicard, une base de données mise en place en 2007 par la Société française de chirurgie thoracique et cardiovasculaire dans laquelle les chirurgiens entrent eux-mêmes les données de leurs opérations, sans aucun contrôle. Les patients y sont classés en trois groupes. Ceux du groupe « fort » sont plus à risque, le taux de mortalité important est donc plus compréhensible, tandis que pour les groupes « bas » et « moyen », le taux de mortalité est davantage lié à la compétence des chirurgiens. Le magazine « Bastille » a révélé en 2022 la modification de certains dossiers de Thierry Folliguet, dont les facteurs de gravité des malades sont passés de « moyen » à « fort » ainsi que des suppressions de dossiers anormalement nombreuses.
Le chirurgien Patrick F. témoigne avoir opéré un soir avec succès un patient particulièrement risqué sans CEC, c’est-à-dire « à cœur battant », reportant à plus tard la rédaction du compte-rendu.
« Quand je suis revenu au boulot, j’ai vu que le compte-rendu opératoire avait été fait. Il s’était mis en premier chirurgien et moi en assistant. Je lui ai signalé une incohérence parce qu’il a écrit “clampage de l’aorte”, ce qui ne peut pas être fait en cœur battant… Il a corrigé le compte-rendu, cette fois en me faisant complètement disparaître ! » Selon le chirurgien Baptiste M., « il fait ce qu’il veut avec la base de données, personne ne dit rien ». Plusieurs chirurgiens estiment que des centaines de dossiers de patients décédés ont été supprimés depuis 2019. « Au moins 200 », calcule un chirurgien. Et le seraient encore aujourd’hui. (6) « Comment faire confiance à quelqu’un qui usurpe ? », tonne Baptiste M. :
« Il est capable de transformer la réalité juste parce que ça l’arrange. »
Avant de terroriser les équipes de Créteil, Thierry Folliguet a semé le chaos dans un autre service de chirurgie cardiaque, à l’hôpital de Nancy (54). D’après un soignant d’Henri Mondor qui l’a également fréquenté en Meurthe-et-Moselle, « il a fait la même chose qu’ici mais en pire à Nancy. Il arrive toujours à rebondir ».
(1) Le nom a été modifié pour protéger l’identité du témoin.
(2) Le patient dont nous publions des extraits de courrier est décédé en 2022 en raison de l’évolution de sa maladie sur le reste de son aorte, sans lien direct avec l’opération menée en 2019 par Thierry Folliguet. Il avait été réopéré avec succès un an après celle-ci par un autre chirurgien dans un autre hôpital.
(3) Dans le cadre du respect du secret médical, les cas médicaux évoqués dans cet article sont également anonymisés, leur date peut notamment être modifiée.
(4) Les audits en question ont été menés par la Société française de chirurgie thoracique et cardio-vasculaire et le Conseil national des universités, dont nous évoquons les potentiels conflits d’intérêt avec le Pr Thierry Folliguet dans le deuxième épisode de notre enquête.
(5) L’oxygénation par membrane extracorporelle est une technique de la circulation extracorporelle inventée dans les années 1970.
(6) Contactée par StreetPress, la direction d’Henri Mondor n’a pas répondu à notre question sur les modifications de données sur Epicard. Elle s’appuie en revanche sur cette base de données pour balayer les critiques : « Aucune alerte n’est formulée ni d’anomalie constatée par rapport aux moyennes nationales, telles qu’elles figurent dans la base Epicard, alors que les patients pris en charge à Mondor sont globalement plus sévères par rapport à la moyenne nationale. » Les responsables de l’hôpital citent également « un rapport de la déléguée à la protection des données » qui aurait révélé « plusieurs centaines d’accès illégitimes aux dossiers médicaux de patients du service par deux professionnels ».
Illustration de Une par Caroline Varon.
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