Je ne me suis pas intéressé tout de suite aux jeunes Roms. Pour ma thèse, je me suis penché sur les stéréotypes de genre qui influencent les éducateurs mais aussi les juges, en étudiant plus de deux cents dossiers aux tribunaux de Créteil et de Paris. Je voulais regarder dans les dossiers judiciaires comment ces différences de traitement étaient justifiées et expliquées par les juges.
Si l’on regarde les PV de police, on perçoit déjà cette différence de traitement : une fille aura droit à un questionnaire très poussé sur son intimité et sa sexualité. Si elle est mise en cause pour un vol à l’étalage, et que par ailleurs, elle n’a pas dormi chez elle, on veut savoir où elle était, avec qui, si elle a eu des rapports sexuels, s’ils étaient consentis… Alors qu’on posera très peu de questions intimes à un garçon – et ce même s’il est l’auteur d’une agression sexuelle !
Tout cela produit un traitement différent selon le genre du mineur : l’administration est beaucoup plus intrusive quand il s’agit de filles même quand il ne s’agit pas d’affaires sexuelles.
Contrairement aux garçons, les filles échappent à la prison
Quand on regarde les chiffres, on observe une disparition progressive des filles au tribunal : dans les mis en cause par la police et la gendarmerie, il y a 20% de filles. Si on s’intéresse au nombre de filles mineures poursuivies par le juge, soit lorsque le parquet ouvre une information judiciaire, on tombe à 10%. Et si on regarde les peines de prison prononcées, on tombe à 3%.
Très clairement, les filles échappent au contrôle pénal par la justice, puis la prison. La sociologue Coline Cardi a déjà montré que les filles ne disparaissent pas dans la nature : on les retrouve dans les prises en charge médico-sociales ou dans le secteur de l’assistance éducative. Ça veut dire que lorsqu’une ado arrive au tribunal pour des vols, le juge, en général, ouvre un dossier, qui n’est pas pénal, mais de protection de l’enfance, ce qui est très peu fait pour les garçons.
La « déviance » est perçue comme non-naturelle chez les filles
On appelle ça l’assistance éducative. Généralement, ensuite, la jeune fille est suivie par un éducateur, pendant 6 mois par exemple, ou alors elle est soumise à des expertises médico-psychologiques, encore une fois rarissimes pour les garçons. Une expertise psy pour un vol à l’étalage ? Certains pourraient trouver ça surprenant.
En fait, le raisonnement général des acteurs de la justice est genré : la déviance n’est pas perçue comme « naturelle » chez les femmes. Elle l’est beaucoup plus chez les garçons, surtout à l’adolescence, lorsqu’ils sont dans des groupes de garçons, etc. Voilà le raisonnement implicite des magistrats et des éducateurs lorsqu’ils doivent expliquer les mesures spécifiques prises selon qu’on est un garçon ou une fille.
Pour schématiser, un garçon écope de 15 jours de prison pour un vol à l’étalage, une fille d’une expertise psy et de 6 mois ou un an de suivi socio-éducatif, sans passage par la prison.
« Pour schématiser, un garçon écopera de 15 jours de prison pour un vol à l’étalage, et une fille d’une expertise psy et de 6 mois de suivi socio-éducatif. »
Arthur Vuattoux, sociologue
Les jeunes Roms sont traitées comme les garçons : elles vont en prison
Mais des jeunes filles font exception : les jeunes Roms échappent clairement à ces normes de genre. Ces mineures, ce sont les « jeunes filles roumaines » – c’est l’expression employée dans les tribunaux, quelle que soit la nationalité de ces filles, pour désigner des mineures en grande partie roms. Elles arrivent sans-papiers, ne veulent pas dire qui sont leurs parents ou leur adresse, et arrivent pour des délits très spécifiques : vols d’horodateurs, de portable, aux agences bancaires, fausses pétitions… Et elles sont soumises à un traitement judiciaire lui aussi très spécifique !
A Paris, les adolescentes roms se retrouvent fréquemment en prison, à la nette différence des autres mineures, qui, nous l’avons vu, y échappent. En somme, les « jeunes filles roumaines », comme les appellent les acteurs des tribunaux, sont traitées comme… des garçons.
« En somme, les “jeunes filles roumaines” sont traitées comme… des garçons. »
Arthur Vuattoux, sociologue
Les magistrats et les éducateurs ont tous des justifications différentes, plus ou moins assumées. En tout cas, ce n’est pas un secret : tout le monde se rend compte qu’elles vont plus en prison que les autres filles.
Une magistrate du parquet m’a dit : « Ces mineures-là sont des délinquants professionnalisés ». On ne les voit pas comme des mineures qu’on doit aider, mais comme des mineures qu’on doit stopper, et dès lors, la prison devient une réponse légitime.
Le but ce n’est pas de les aider dans leur développement, c’est qu’elles arrêtent de voler les touristes dans les rues de Paris. Et la réponse la plus simple à ce problème, c’est bien la prison.
Les différences de traitement s’expliquent par une pensée culturaliste
Imaginons une mineure française qui dit qu’elle vit dans un bidonville. Que fait le juge ? Il va bien évidemment ouvrir un dossier d’assistance éducative, considérant que cette mineure est en danger.
S’ils ne le font pas pour une mineure rom, c’est à cause d’une pensée culturaliste : une mineure blanche et française dans cette situation est considérée comme une mineure en danger.
Une mineure rom ? On considère que c’est ce qu’elle veut, que c’est sa culture, et d’ailleurs, où irait-elle vivre sinon dans un bidonville? Mais les juges ne peuvent admettre cette forme de discrimination institutionnelle frontalement puisque leur mission est bien sûr de protéger tous les enfants.
Résultat : sur une trentaine de mineures en prison, vous avez une vingtaine d’adolescentes roms incarcérées pour vols, quelques jeunes filles ayant commis des actes très graves – comme un meurtre – et enfin quelques unes suspectées de terrorisme. On mélange des jeunes filles qui ont fait des vol à la tire, à des radicalisées et à d’autres qui ont tué leurs enfants ; ça fait un mélange bizarre. Les ados roms ne comprennent pas ce qu’elles font là !
La première étape : les statistiques ethniques
Je suis sociologue, je n’ai pas de solution clé en main pour une justice non discriminatoire. Cela étant, je suis très critique de la justice personnalisée. En France, à la différence de la justice pour adultes, la justice pour mineurs est personnalisée, c’est-à-dire qu’on prend en compte d’abord la « personnalité » du mineur et enfin ses actes.
« La justice personnalisée reproduit les rapports de pouvoir. »
Arthur Vuattoux, sociologue
Le problème, c’est que si on regarde la question à partir du genre, de la race ou de la classe, c’est une justice arbitraire, parce que le juge des enfants a un pouvoir énorme. Et cette justice peut reproduire les rapports de pouvoir qui traversent la société.
Bien sûr, il y a des juges bienveillants, lecteurs de sciences sociales ou des avis du défenseur des droits. Mais est-ce que tous se demandent, quand ils s’occupent d’un mineur racisé ou défavorisé : « Est-ce que je le traite comme un mineur blanc du centre de Paris ? »
Attention, je ne me place pas dans une optique sécuritaire, qui consiste à dire qu’il faut pénaliser les mineurs comme les adultes, mais il faut plus de clarté.
On ne peut pas se permettre d’avoir une justice qui incarcère plus les adolescentes roms – et plus largement les classes populaires – et favorise les classes supérieures.
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