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    25/03/2024

    Un bateau à 32 millions d’euros

    Le yacht de Patrick Drahi navigue loin des impôts et du droit du travail

    Par Clara Monnoyeur , Moran Kerinec

    Patrick Drahi était jusqu’en 2022 propriétaire d’un superyacht acheté presque 32 millions d’euros. Même quand il est question de son budget vacances, l’homme d'affaires met en place des montages pour éviter les impôts et autres droits sociaux.

    Que faire lorsqu’on est milliardaire et que l’on possède déjà plusieurs résidences à travers la planète – chalets en Suisse, villa aux Caraïbes et appartement géant à New-York ? À la tête du groupe Altice (SFR, BFM…) et 13ème fortune de France, Patrick Drahi s’est d’abord offert son jet privé, comme il se doit. Après avoir conquis les airs, il a voulu la mer. Il a donc investi dans un superyacht.

    Mais jouir d’un yacht revient à jeter l’argent par le hublot : équipages, assurances, carburant, entretien, etc…, tout se facture et l’addition gonfle vite. Problème : l’homme aime autant les opérations juteuses que les économies. Heureusement, le patron de SFR est un fin navigateur fiscal. Un art dans lequel il excelle comme l’ont documenté les révélations des DrahiLeaks.

    Un luxe essentiel

    Patrick Drahi a usé de toutes les astuces pour réduire les coûts de son somptueux yacht, conservé pendant une petite décennie, de 2013 à 2022. Originellement appelé Quinta Essentia – traduction latine du « 5e élément » –, le bateau géant a été rebaptisé quand il l’a racheté en 2013.

    Cette fois classé dans la catégorie des superyachts, le Quite Essential est un palace flottant. Il porte bien son nom : « tout à fait indispensable » en français. En réalité, il a bien plus que le nécessaire. Ses 55 mètres de long peuvent accueillir jusqu’à 12 passagers et 13 membres d’équipage. À bord, rien n’est trop beau pour se prélasser : sauna, hammam, salle de massage, salle de gym, un jacuzzi sur le pont, une piscine avec une cascade à la poupe… Six salons et deux salles à manger desservies par un ascenseur en verre accueillent dignement les invités. Et les cinq salles de bains disposent toutes d’un sol chauffant en onyx. Indispensable pour éviter d’attraper froid aux pieds en sortant de la douche.

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    / Crédits : DR.

    Modelé sur mesure par les chantiers hollandais Heesen pour l’oligarque russe Valentin Zavadnikov, le yacht a été mis à l’eau en mars 2011. Malgré quelques voyages fastueux, le joujou luxueux perd les faveurs de l’homme d’affaires slave, qui le met en vente pour 100 millions de dollars en octobre 2011. Patrick Drahi l’achète finalement 31,850 millions d’euros avec Armando Pereira, son ami et fidèle bras droit récemment mis en cause par la justice portugaise pour malversations.

    Exigence et propreté

    Dans ces fourchettes de prix, les ultra-riches ont bien souvent – en plus d’un cadre somptueux – les services de tout un personnel dévoué, payé à anticiper chaque besoin. À bord du Quite Essential, le propriétaire d’Altice disposait de ses propres masseuses, d’un chef cuisinier et de femmes de chambre. De quoi adoucir encore l’air marin et se détendre. Enfin, presque : si Patrick Drahi aime que son personnel soit aux petits soins, par exemple pour se faire masser les pieds ou le corps, il déteste être dérangé par ses domestiques. Pour l’éviter, des manuels de bonnes conduites décrivent les habitudes des membres de la famille, leurs préférences et surtout les erreurs à ne pas commettre sur le bateau.

    Le ménage et le rangement sont des priorités pour « Mr D » – les initiales réservées au maître dans ces fiches. L’indispensable document rappelle :

    « Mr D et sa famille sont très exigeants sur la façon dont les choses fonctionnent et sont disposées sur le bateau. »

    Il faut par exemple des fleurs fraîches dans les salles de bain qui ne bénéficient pas de la lumière du jour, mais des orchidées pour celles avec lumière naturelle. Et attention : interdiction de toucher à la trousse de toilette bleue que « Mr D » possède depuis plus 20 ans, « car il n’aime pas chercher ses affaires ». Mieux vaut le savoir. Cette autre recommandation, également :

    « Attention n’abusez pas de l’attention ou de tout type de service direct […] concentrez-vous sur le bien-être de la famille ou des amis. »

    Tout doit être propre, tout le temps. « Mr D était dans l’armée donc il connaît le nettoyage. Il est très important de s’assurer que le bateau est bien nettoyé tous les matins. Il voit tout et remarque tout », résume son manuel de bord. Il voit tout mais ne veut surtout pas voir celles qui font le travail : « Il n’aime pas voir les filles faire le ménage dans les cabines », est-on prévenu. La mission est claire pour les préposées : rester discrètes et attendre les heures de repas ou les excursions pour nettoyer derrière « Mr D ». Sinon, les membres de la famille « se sentent mal à l’aise lorsqu’ils entrent et qu’il y a une fille dans la cabine ». On les comprend.

    Un yacht au paradis fiscal

    Tout ce luxe a un prix. En 2019, Quite Essential a englouti la bagatelle de 2,68 millions d’euros environ. Heureusement, pour profiter de vacances optimisées, le patron d’Altice connaît les astuces qui réduisent ses charges. Sur le papier, Patrick Drahi n’était en réalité pas le propriétaire direct du navire. Celui-ci appartenait à QE Yachting Limited, société domiciliée en 2013 dans le paradis fiscal de Guernesey, puis à Malte en 2017, où elle était gérée par le cabinet TCV Management and Trust Services Limited.

    Ce nouveau mouillage n’est pas un hasard. L’île méditerranéenne est réputée pour sa fiscalité très avantageuse pour les yachts. Ce montage, qui a permis au tycoon des télécoms de régenter la vie à bord du Quite Essential sans en être officiellement propriétaire, a été orchestré par Luxembourg Marine Service. Spécialiste du yachting, la société se vante de fournir « un support de qualité tout en optimisant les dépenses ».

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    / Crédits : DR.

    Avec Patrick Drahi, sa famille et ses amis, le Quite Essential a quasi exclusivement navigué en Méditerranée. Pourtant, l’occupant en chef a choisi d’enregistrer le yacht aux îles Caïmans. Ce stratagème – l’immatriculation aux Caraïbes – a permis au navire d’échapper à l’impôt. Ce qu’on sait moins, c’est que le recours à ce qu’on qualifie communément de pavillon de complaisance permet aussi, puisqu’on s’enregistre dans des pays aux lois fiscales mais aussi sociales plus souples que celles des eaux territoriales où le bien est exploité, de contourner le droit du travail.

    Des travailleurs à moindre coût

    Alors que Patrick Drahi prenait son petit déjeuner matinal au soleil – composé d’un jus de carotte frais, d’un café latte et de deux tranches de brioche – en lisant son journal, son personnel s’activait sûrement depuis plusieurs heures dans l’ombre. Pendant sa baignade de fin de matinée, il fallait préparer des amuse-bouches pour prévenir sa sortie de l’eau – c’est connu, ça creuse. Et toujours penser à lui proposer un verre de pastis pour l’apéro. Avec cet avertissement inscrit dans la bible de bord :

    « Ne le faites pas trop fort, il vous le renvoie si c’est le cas. »

    Pourtant, si le patron d’Altice aime avoir autour de lui tout un personnel sur le qui-vive, il tient aussi à réduire « les coûts » induits par ce déploiement à son service. Pour Corine Archambaud, secrétaire nationale de l’Union fédérale maritime CFDT, spécialiste des yachts et inspectrice de la Fédération internationale des ouvriers du transport (l’ITF), le montage alambiqué qui formalisait les obligations déclaratives du bateau favorise clairement une « dérégulation sociale ».

    L’examen des contrats de travail du Quite Essential le prouve. Les salaires ? Formalisés sous la forme de forfaits, ils ne sont pas indexés sur le nombre d’heures travaillées. Le temps de travail ? Pas de limite hebdomadaire, l’équipage pouvant enchaîner jusqu’à 14 heures consécutives. Les heures supplémentaires ? Elles ne sont donc pas mieux rémunérées, de même que les week-ends travaillés. Les préavis de licenciement ? Réduits au minimum, à sept jours. L’indemnité de licenciement ? Pas prévue par les contrats de travail…

    Les DrahiLeaks révèlent que pour prévenir les accidents de travail, le personnel navigant du Quite Essential était couverts par une assurance privée : en cas de handicap permanent consécutif à accident à bord, elle leur assurait une prise en charge jusqu’à 300% du salaire annuel. Une couverture nettement moins protectrice en réalité que celle garantie aux travailleurs en France par l’État. « Si vous finissez en fauteuil roulant, vous n’êtes plus pris en charge au bout de trois ans », pointe Corine Archambaud. Elle précise :

    « Alors qu’en France, vous avez une pension. »

    Ce n’est pas tout. Sur les contrats, les cotisations sociales relèvent de la responsabilité des employés. « Vous êtes tenu de respecter vos propres obligations fiscales et de sécurité sociale ou similaire dans la juridiction où ces obligations peuvent survenir », relève la syndicaliste. Une manière efficace de rogner sur les retraites, le chômage et la sécurité sociale de l’équipage, constate Corine Archambaud :

    « Ce devrait être l’employeur qui paie les contributions sociales. Le pavillon de complaisance sert ici à l’exempter. »

    Après expertise, le jugement de l’inspectrice est sévère :

    « Ils sont au ras des pâquerettes sur la convention du travail maritime international de 2006. C’est le minimum décent avant l’esclavage. »

    Location et pollution

    Ce rabotage en règle des droits sociaux de ses employés n’a pas empêché Patrick Drahi de savourer le temps passé sur son yacht. Entre 2013 et 2019, il l’a ainsi réservé et utilisé en son nom propre sur près d’une centaine de jours. Presque autant que son bras droit Armand Peirera, l’homme soupçonné de corruption, blanchiment d’argent et fraude fiscale par la justice portugaise.

    Le reste du temps, le milliardaire mettait régulièrement son bateau à la location, équipage compris. De 2013 à 2019, Quite Essential a reçu des hommes d’affaires russes, hongrois, indien, israéliens, un multimillionnaire norvégien, un prince saoudien, un ancien ambassadeur qatari en France, un prince allemand… À des tarifs variés : de 88.334 euros pour deux jours à un champion de racing chinois, à 1.060.000 euros les 28 jours pour un joueur de foot espagnol. En 2017, la location d’une semaine à bord était estimée à 295.000 euros. Selon nos calculs, l’ensemble de ces prestations ont été facturées plus de 13 millions d’euros.

    Le palace flottant du fondateur d’Altice se révèle également être une machine à polluer : selon l’analyse du collectif écologiste YachtCO²Tracker, ses deux moteurs MTU 20V 4000 M93L consomment chacun environ 1.103 litres de gasoil par heure. Pour un « simple » aller-retour entre La Ciotat et Monaco, les ports où le bateau était respectivement mis en maintenance et exploité, l’empreinte carbone est démesurée : environ 72 tonnes de CO², brûlant 27.000 litres de gasoil. En un voyage, Patrick Drahi consommait ainsi neuf fois plus de CO2 que la moyenne d’un Français sur un an. (1)

    Pour autant, ce va-et-vient le long de la côte française est une goutte d’eau comparée aux croisières en charter du Quite Essential. Rien qu’en 2020, le yacht a navigué d’Ajaccio (2A) à l’Albanie en juin, et sillonné à plusieurs reprises toute la côte italienne – ralliant par exemple Gênes à Palerme, en Sicile, d’un bord à l’autre de la botte.

    Dans un article du Monde de 2022, Grégory Salle, auteur de « Superyachts. Luxe, calme et écocide », rappelait que la flotte des 300 plus gros superyachts en activité émettait à elle seule près de 285.000 tonnes de dioxyde de carbone. Autant, voire plus, que tout un pays. Les yachts sont aussi responsables de la destruction des fonds marins, comme l’a dénoncé le magazine Géo.

    Ces constats inquiètent d’autant plus que les ventes sont en hausse, comme l’a constaté Basta dans un article de 2022. Sur une trentaine d’années (2), le nombre de navires de luxe en exploitation a été multiplié par cinq : 5.325 unités étaient recensées début août 2021, contre 966 en 1988, selon le média indépendant.

    Après Drahi

    En 2019, Patrick Drahi n’a plus la tête à naviguer, soudainement. Il souhaite revendre son jouet et missionne pour s’en séparer un spécialiste du marché. L’agence Fraser lui fournit la totale : publicités dans les magazines et sites spécialisés du yachting, visites 360°, photoshoot du vaisseau, vidéo… Mais la vente s’avère difficile. La valeur de son bien s’est érodée. Des 100 millions de dollars en 2011, son estimation a chuté à 33 millions en 2017.

    « Cela me fait de la peine de voir un bateau non-utilisé », pleurniche Drahi dans un échange mail avec le courtier missionné. Un client prometteur s’est désisté d’une offre à 22,3 millions. « QE est en sélection finale pour un client turc, mais pas de visite planifiée à ce jour », lui écrit le vendeur le 9 octobre 2020, pour tenter de le rassurer. La réponse est sèche :

    « Oubliez, ils parlent mais n’ont pas un kopeck les Turcs. »

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    / Crédits : DR.

    Pour sortir de l’impasse, son conseiller lui suggère de baisser son prix – entre 23,5 et 25 millions. Résigné, Patrick Drahi approuve et tacle. « Ok pour le mettre à 25m€, pour le contrat on renouvellera fin décembre pour 12 mois mais ce serait bien que vous ayez des offres, 15 mois sans offre ce n’est pas fantastique. » Par chance, le poisson finit par mordre : un protocole d’accord de vente est finalement conclu en 2021 avec Kompass Kapital Holding. Prix du rachat, finalisé l’année suivante ? 21 millions d’euros.

    Depuis qu’il s’est séparé de son yacht, l’ex-maître de bord n’a pas eu le loisir de penser au bon temps passé sur les flots. Il a d’autres chats à fouetter suite à l’affaire Pereira, qui a déclenché la tempête – notamment l’ouverture en France d’une enquête judiciaire au Parquet national financier (le PNF).

    Pendant ce temps, sur une mer calme, le Quite Essential vogue sous un nouveau nom. Il s’appelle désormais After you : « Après toi », dans la langue de Shakespeare.

    (1) L’estimation du niveau moyen de l’empreinte individuelle annuelle des Français serait d’environ 8 tonnes CO2eq, pour l’année 2022.

    (2) Édit le 5 avril 2024 : Sur une trentaine d’années et non en 13 ans comme écrit précédemment, le nombre de navires de luxe en exploitation a été multiplié par cinq.

    Contacté, Patrick Drahi n’a pas répondu à nos sollicitations.
    Illustration de Une par Caroline Varon.

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