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    25/03/2024

    Comment rembourser les 3,7 milliards dépensés ?

    Le projet secret de Patrick Drahi pour rentabiliser Sotheby’s, sa maison de vente aux enchères de luxe

    Par Antoine Champagne

    En s’offrant pour 3,7 milliards d’euros la maison de vente aux enchères Sotheby’s, Patrick Drahi s’offre une stature internationale. Mais l’homme d'affaires a aussi un plan pour rentabiliser son investissement.

    17 juin 2019. Coup de tonnerre sur le milieu feutré de l’art : Patrick Drahi rachète la maison de ventes aux enchères Sotheby’s. Pour 3,7 milliards de dollars, le milliardaire s’offre une porte sur un monde très fermé. Déjà collectionneur, Patrick Drahi devient l’égal de François Pinault, propriétaire de Christie’s, une autre société d’enchères prisée. En surpayant Sotheby’s – elle ne dégage alors qu’un chiffre d’affaires de 1,04 milliard de dollars et un bénéfice net de 109 millions – il s’offre surtout un carnet d’adresses et une stature internationale. Mais même si l’achat est très largement affaire de prestige, le businessman prépare en coulisses un plan pour rentabiliser à terme l’investissement.

    L’achat

    Comme toujours avec Patrick Drahi, le montage financier pour racheter Sotheby’s est assez complexe. Pour la galerie, une présentation simplifiée a été livrée aux médias. Le milliardaire explique investir « aux côtés de sa famille ». Il offre aux actionnaires une prime de 61% sur le cours de l’action (par rapport à son plus haut de l’année 2019) en les achetant 57 dollars. Le financement repose sur de la dette (principalement BNP Paribas) et 400 millions en fonds propres qu’il récupère en cédant avant fin 2019 environ 2,5% d’Altice USA.

    En réalité, pour racheter Sotheby’s, Patrick Drahi et ses conseils habituels vont mettre en place un plan d’ingénierie financière complexe. Un document du cabinet d’avocats et de fiscalistes Mayer Brown détaille le montage du « Projet Portrait », le nom de code donné à l’opération. La cible, Sotheby’s, détient des entreprises en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Pour s’adapter au mieux à la fiscalité, il va donc falloir que du côté acheteur, il y ait également des boîtes dans ces pays. Patrick Drahi va donc créer Bidfair Luxembourg, la holding Bidfair en Grande-Bretagne et enfin trois structures domiciliées dans l’État du Delaware aux USA, un État connu pour sa « flexibilité » fiscale. Les différentes sociétés vont au moment de l’achat, en quelque sorte, fusionner avec les entreprises qui composent Sotheby’s. Un spécialiste de ces montages explique :

    « C’est un montage assez complexe, mais classique au sens où les parties impliquées tentent simplement d’éviter une imposition multiple. »

    Dans le rachat de Sotheby’s comme ailleurs, Patrick Drahi, aidé par ses cabinets de juristes, se révèle un expert des montages financiers permettant de créer les conditions du financement d’énormes rachats d’entreprises. Cette ingénierie financière permet accessoirement de profiter au mieux des législations à l’échelle de la planète pour minimiser l’imposition. Rien d’illégal. Sauf si les services fiscaux ont l’impression que les montages permettent un détournement du droit de sa fonction initiale. C’est ce que Bercy appelle un abus de droit. Un grief déjà formulé par l’administration fiscale à l’encontre d’Altice dans une précédente opération.

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    / Crédits : DR.

    Faire remonter de l’argent

    Une fois propriétaire de Sotheby’s, Patrick Drahi va utiliser l’entreprise pour éponger une partie de la dette de différentes manières. D’abord, comme l’avait révélé Capital, Sotheby’s va massivement s’endetter pour éponger la dette de son propriétaire. Selon l’agence de notation Moody’s, la dette aurait presque doublé depuis l’arrivée aux manettes de l’homme d’affaires français.

    De fait, selon le plan de Mayer Brown, un groupe « immobilier » est créé. Cette nouvelle entité va se refinancer – en clair, récupérer elle aussi de l’argent auprès des banques – par des prêts hypothécaires. Ces montants vont ensuite remonter et servir à rembourser une petite partie du coût d’acquisition.

    Enfin, l’homme d’affaires place aussi Next Alt, l’une de ses entreprises, comme « conseil » de Sotheby’s sur tout ce qui touche au financement : les activités d’investissement, les transactions immobilières, la mise en relation avec les banquiers et autres institutions financières pouvant réaliser des prêts. Du « conseil » rémunéré : le 31 décembre 2021, Next Alt émet sa première facture d’un montant de 16,4 millions de dollars.

    Le projet de revente partielle

    En achetant Sotheby’s, Patrick Drahi l’a fait sortir de la côte, le marché boursier. Un retrait qui ne serait peut-être que temporaire. Le milliardaire envisagerait de réintroduire une partie de la société sur un marché. Une opération purement financière baptisée projet « Noble » et imaginée à partir de novembre 2021 par le cabinet Mayer Brown. Une nouvelle version, plus aboutie, est livrée en janvier 2022. Dans le même temps, les échanges par mail vont bon train au sein de l’habituelle équipe de direction du groupe (Thierry Sauvaire, des membres de Sotheby’s) et les cabinets de fiscalistes.

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    Les détails du fameux projet « Noble » imaginée à partir de novembre 2021 par le cabinet Mayer Brown. Ou pourquoi faire simple quand on peut faire ultra compliqué... / Crédits : DrahiLeaks

    L’idée est de faire une introduction en bourse d’une partie du capital de Sotheby’s à travers de nouvelles boîtes. Patrick Drahi espère alors valoriser Sotheby’s entre sept et dix milliards de dollars, soit plus du double de ce que lui a coûté la maison de ventes aux enchères. Mais attention, avec son montage, même après la mise sur le marché, le milliardaire conserverait une large majorité de Sotheby’s. Il double la mise, mais n’abandonne rien. Magique.

    Dans le projet « Noble », les fiscalistes proposent de créer des sociétés dans les îles Caïmans. Ces dernières ne sont sorties de la liste des paradis fiscaux de l’Union européenne qu’en octobre 2020, mais sont toujours considérées par le Réseau International pour la justice fiscale comme le deuxième plus gros paradis fiscal. Ces entreprises seraient résidentes fiscales en Grande-Bretagne et une négociation avec le gouvernement britannique a été entamée en janvier 2022 pour obtenir un rabais fiscal sur cette opération.

    Par ailleurs, le montage envisagé par les juristes permettrait d’éviter une taxation des dividendes versés par une entité basée aux Etats-Unis aux nouveaux actionnaires qui devraient normalement être de 5%. C’est toujours ça que le fisc américain n’aura pas…

    Le projet « Noble » n’a, pour l’instant, pas été lancé par Patrick Drahi. Le milliardaire, très endetté et dans le viseur de la justice de plusieurs pays, n’a en ce moment pas vraiment la côte sur les marchés financiers. Ce qui rend risqué ce genre d’opérations. Ce n’est peut-être que partie remise.

    Contacté, Patrick Drahi n’a pas répondu à nos sollicitations.
    Illustration de Une par Caroline Varon.

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