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L’histoire démarre en 2015. L’ancien capitaine d’industrie a fait fortune en rachetant avec d’autres salariés et en revendant à trois reprises sa société. Il a désormais « plusieurs dizaines de millions d’euros » sur son compte en banque. Il rencontre les fondateurs des médias Reporterre et Basta!, et décide de les soutenir. L’année suivante, il entre au capital des Jours, aux côtés de l’homme d’affaires Xavier Niel ou journaliste et animateur Marc-Olivier Fogiel. En une décennie, Legrain finance tous azimuts : du titre féministe La Déferlante, au média punk anarchiste Mouais, en passant par Politis – à qui il a accordé un prêt –, Le Média à l’époque de Denis Robert, Blast, Le Poing (Montpellier), Media Coop (Clermont Ferrand), le défunt Ravi (Marseille), Vert ou encore StreetPress (dont il détient 2,4 pourcent des parts depuis l’automne dernier, ndlr), et la liste n’est pas exhaustive.

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Faire bosser les médias indés ensemble, pas si simple ! Mais le parrain Legrain a sa solution, à 25 millions d’euros : acheter un bâtiment rebaptisé « maison des médias libres » qui pourrait accueillir une bonne partie de ces journaux à partir de 2027, dans le quartier de Barbès à Paris. Olivier Legrain vient de publier Sauver l’information de l’emprise des milliardaires (éd. Payot) pour alerter sur les risques de la concentration des médias et décrypter la guerre culturelle en cours. Une bonne raison pour StreetPress d’aller lui rendre visite dans son pavillon de… Neuilly-sur-Seine.
Olivier, un millionnaire qui critique les milliardaires qui rachètent les médias, c’est pas un peu fort de café ?
Oui, je suis millionnaire. Cela veut dire que je suis très riche, que je ne manquerai jamais de rien. Quand je fais mes courses, je n’ai pas besoin de regarder le prix des produits. Mais je ne suis pas du tout capable d’acheter Paris Match (payé 120 millions d’euros par Bernard Arnault) ou BFM TV (1,55 milliard mis sur la table par Rodolphe Saadé pour Altice Média, qui comprend également les autres chaînes BFM et RMC).
Je ne pourrais même pas éponger la perte annuelle des journaux de Bernard Arnault. Rien qu’en 2024, Arnault a perdu 73 millions d’euros avec ses journaux, Le Parisien et Les Échos.
Ce que tu expliques dans le livre, c’est que les médias ne sont pas un secteur rentable pour les milliardaires… Ils perdent de l’argent chaque année dans la plupart des cas. Alors que gagnent-ils en achetant ces journaux ?
Le pouvoir d’influence. Saadé a La Provence, Nice Matin, La Tribune, désormais BFM, il vient aussi de prendre 10 pourcent de Pathé… Rappelons que Saadé a été sauvé par l’État (par un prêt en 2009, ndlr). L’influence permet de garantir la commande publique. Les ultra riches le disent eux-même : grâce à leurs médias, ils ont plus facilement accès aux sphères de décision.
Tu écris aussi dans le livre qu’ils se servent de leurs médias pour influencer l’opinion.
Oui. Après les dernières législatives, Bernard Arnault a appelé Macron pour lui dire qu’il n’accepterait pas la nomination d’une personne comme Lucie Castets à Matignon, par exemple. Et c’est sans compter Vincent Bolloré qui modifie la grille d’Europe 1 pendant les législatives pour y installer Cyril Hanouna.
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Mais en réalité, le fait que des milliardaires possèdent la presse, ce n’est pas vraiment nouveau…
Ce qui change, c’est qu’ils contrôlent tout ! Dix milliardaires accaparent 90 pourcent des ventes de quotidiens nationaux et 55 pourcent de l’audience des télévisions. Si on remonte en arrière, il y avait tout un courant de patrons de gauche ou centristes, comme la famille Seydoux (à la tête de Schlumberger, une entreprise de services et équipements pétroliers) ou Antoine Riboud (Danone), par exemple. Il n’y avait pas ce règne de l’argent mais un patronat plus centriste.
Et surtout, avec Bolloré, on a un Peter Thiel français. Comme le cofondateur de Paypal, il défend un vrai projet idéologique et culturel réactionnaire. La pensée qu’il alimente, elle va se répandre partout, avec ses médias, ses instituts de sondage, les festivals qu’il finance…
Bon, et qu’est ce qu’on fait ?
Il faut changer la loi pour limiter la concentration des médias. On pourrait par exemple interdire à un milliardaire de posséder plus d’un média ! Et il faut qu’à l’intérieur du média, ce soient les journalistes qui aient le pouvoir d’agrément du directeur de la rédaction.
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Comment penses-tu que les médias indépendants peuvent faire pour se développer ? Faut-il que l’on trouve un Bolloré de gauche pour les financer ?
Je ne crois pas qu’un milliardaire de gauche va tomber du ciel. Ce qu’il faut faire, je l’ai dit des dizaines de fois, c’est créer un groupe qui rassemble les médias indépendants : la filiale StreetPress ferait ça, la filiale Reporterre ferait autre chose, la filiale La Déferlante avancerait dans sa direction… On aurait une quinzaine de filiales et une holding au-dessus, qui mutualiserait les fonctions support. Le comité de direction serait composé des patrons de chacun de ces médias. Il y aurait moins de souplesse, mais plus de moyens financiers et donc de force de frappe. C’est ce que j’ai fait dans l’industrie. J’ai mutualisé les coûts et ai été chercher du financement pour tout le groupe.
Mais ce qui fonctionne pour l’industrie ne fonctionne pas forcément pour le secteur des médias ?
Tu as peut-être raison, mais je ne vois pas d’autre solution pour trouver de l’argent. C’est que je dis à tous les fondateurs de média que je rencontre.
Et c’est pour cela que tu développes la Maison des médias libres ?
Oui, en plus de proposer des locaux à loyers modérés pour les médias, je suis sûr que ce lieu créera de l’émulation entre les différentes structures. Et, en cas de prise de pouvoir par l’extrême droite en 2027, le 70 boulevard Barbès deviendra un lieu de résistance.
Propos recueillis par Johan Weisz.