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    26/11/2025

    Chaque mois, HRO publie le nombre d'expulsions opérées par les forces de l'ordre.

    Sur le littoral nordiste, la police entrave la documentation de la tragédie vécue par les exilés

    Par Arnaud Stoerkler , Arto Victorri

    La violence d’État subie par les exilés à la frontière franco-britannique ne s'arrête pas aux lacérations de bateaux et à la saisie de tentes. Les policiers attaquent aussi l'association Human Rights Observers, qui documente ce harcèlement quotidien.

    « Les papiers du véhicule, s’il vous plaît. » Il n’aura fallu que quelques secondes à la voiture de l’association Human Rights Observers (HRO) pour se faire contrôler ce mardi 7 octobre au petit matin. Son tort : circuler avec prudence sur une route du Grand port maritime de Dunkerque, où venaient de se garer sur le bas-côté dix camionnettes de CRS. Dans le lot des automobilistes longeant le convoi, ce sont les seuls qui ont été rattrapés par un 4×4 noir puis arrêtés pour subir un contrôle routier.

    Quand Louane (1), l’une des membres d’HRO, le fait remarquer à l’agente qui la toise, celle-ci évoque une « opération de police » et s’empresse de demander une pièce d’identité à tous les passagers. Alors qu’aucune infraction ou atteinte à l’ordre public n’est imputable aux personnes se trouvant dans l’habitacle du véhicule. Jamais Louane ne s’est départie de son calme et de sa politesse. Pourtant, au fond d’elle, son cœur bat la chamade. Comme presque chaque jour, filmer leur expulsion d’un camp et y dénombrer les tentes saisies ne s’effectue ni sans entrave ni sans intimidation. ​​

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    Les membres d'HRO peuvent observer les opérations d'expulsion au nom de la liberté d'expression mais en sont le plus souvent éloignés par des périmètres, dits de sécurité, organisés par la police. / Crédits : Arto Victorri

    C’est la pression à laquelle est soumise l’association, qui documente la violence d’État perpétrée contre les personnes exilées à Calais et à Dunkerque (59). Leur situation humanitaire préoccupante a poussé HRO à attaquer l’État en justice pour non-respect des droits humains, le 18 novembre, avec cinq autres associations (Médecins du Monde, Refugee Women’s Centre, Utopia 56, Roots, Salam).

    Gardes à vue et vidéos volées

    Le 8 octobre, toujours dans l’entrelacs de champs et d’usines marquant l’horizon du port, Wilhelm (1) s’est fait prendre son téléphone portable par un policier qui a « supprimé la vidéo » en train d’être enregistrée. Alors que le bénévole anglais de 22 ans de HRO a parfaitement le droit de filmer l’agent dans l’exercice de ses fonctions. Deux jours plus tôt, il a poliment demandé à un autre policier s’il pouvait « connaître la base légale » sur laquelle reposait une opération de démantèlement d’un lieu de vie habité par au moins une dizaine d’exilés, près d’un stade de football à Calais. Réponse : « Non. »

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    Les démantèlements de camps, orchestrés par les forces de l'ordre, sont souvent effectués dans des cadres juridiques flous pour servir la politique du « zéro point de fixation » instaurée par l'État. / Crédits : Arto Victorri

    D’après les témoignages des membres de l’association et leurs archives vidéo, que StreetPress a pu consulter, ces faits ne sont pas des actes isolés. Alors qu’ils sont censés pouvoir observer les opérations d’expulsion au nom de la liberté d’expression, ils en sont le plus souvent éloignés par des périmètres, dits de sécurité. « Dégagez du secteur », leur crie un agent de police, le 26 août, durant l’évacuation de la principale jungle du Dunkerquois. Sur la même zone, le 13 mars, d’autres policiers saisissent le bras d’un bénévole pour le repousser et frappent dans le téléphone d’un autre observateur les filmant. Deux membres de HRO ont aussi été placés en garde à vue le 7 avril pour avoir effectué leur mission citoyenne trop près des voies ferrées, dans le Calaisis.

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    À Dunkerque, en août, au moins « 592 exilés dont 75 femmes et 25 enfants » en attente d'une traversée vers l'Angleterre ont dû quitter le campement. / Crédits : Arto Victorri

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    « Entraves systémiques »

    Alors que trois bénévoles, appelées « observatrices », assistent à l’expulsion d’un lieu où dorment encore des exilés à Mardyck (59), le 14 octobre, un agent leur interdit de filmer. L’un des CRS chargé de les escorter hors du périmètre tape sur l’épaule d’une observatrice pour qu’elle baisse son téléphone. Il refuse de lui livrer son numéro d’identification individuel, alors que celui-ci doit être visible sur tout agent en uniforme — une obligation rarement respectée par les forces de l’ordre en intervention ou en manifestation.

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    Les bénévoles d'HRO parlent d'un « jeu du chat et de la souris » entre eux et les CRS. / Crédits : Arto Victorri


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    Et cela a pu impacter les finances de l'association. / Crédits : Arto Victorri

    Ce « jeu du chat et de la souris » décrit par les bénévoles a pu impacter leurs finances. Entre le 2 novembre 2020 et le 14 mars 2021, HRO a reçu 32 verbalisations d’agents de police pour une amende s’élevant au total à 4.730 euros. À l’époque, ils assistaient à des opérations d’expulsion de campements durant le deuxième confinement. Le Défenseur des droits, saisi par HRO pour ce cas, a jugé le travail de l’association comme étant « humanitaire ». L’instruction de l’instance a révélé que les fonctionnaires de police avaient reçu des consignes de leur hiérarchie pour « exiger davantage d’explications aux membres de certaines associations pour justifier leurs déplacements ». Dans une décision de 2023, l’autorité administrative écrit :

    « Ce comportement atteste d’une volonté de dissuader les associations d’exercer leur mission humanitaire auprès des personnes expulsées, ce qui porte atteinte à la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire. »

    Périmètres « limitant la prise d’image ou de vidéo », contrôles d’identité et routiers incessants, comportements « vexatoires ou sexistes »… Une étude publiée par la Ligue des droits de l’Homme en septembre 2024 atteste des « entraves systémiques » subies par HRO sur le terrain. De quoi rendre « particulièrement complexe la documentation précise des opérations de police sur les lieux de vie informels » et réduire « la capacité des associations d’alerter l’opinion publique sur les pratiques des pouvoirs publics et la possibilité de les soumettre à un contrôle indépendant ». À ce jour, aucune des saisines adressées à l’Inspection générale de la police nationale n’a permis d’améliorer la situation. Les sous-préfectures du Nord et du Pas-de-Calais n’ont pas répondu aux sollicitations de StreetPress.

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    Chaque mois, HRO publie le nombre d'expulsions des personnes chassées de leur lieu de vie par les forces de l'ordre et mentionne les tentes, les sacs à dos et matelas saisis à chaque fois. / Crédits : Arto Victorri

    « Visibiliser » le démantèlement des camps

    Chaque mois, HRO publie le nombre d’expulsions opérées par les forces de l’ordre des personnes chassées de leur lieu de vie et mentionne les tentes, les sacs à dos et matelas saisis à chaque fois. À Dunkerque, en août, au moins « 592 exilés, dont 75 femmes et 25 enfants » en attente d’une périlleuse traversée vers l’Angleterre ont été ainsi délogés d’un campement où, à part leur tente, ils n’avaient rien. Il n’y avait ni toilettes ni eau courante.

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    Dans les locaux d'HRO (ci-contre), les données récoltées sur le terrain par les membres sont consolidées par la suite par un lourd travail d'archivage. / Crédits : Arto Victorri


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    Ces données peuvent ensuite servir de contentieux dans des actions judiciaires ou à des travaux de recherche. / Crédits : Arto Victorri

    « Notre association s’inscrit dans le cadre du droit humain. Sa présence continue sur le terrain lui permet de récolter des preuves exploitables, pour dénoncer cette situation », confie Basile (1), membre du conseil d’administration de Human Rights Observers. Les données récoltées sont consolidées par un lourd travail d’archivage et peuvent ensuite servir de contentieux dans des actions judiciaires ou à des travaux de recherche. « La jungle de Calais faisait la Une des médias avant son démantèlement. Le travail de HRO illustre que rien ne s’est arrêté, que les gens sont toujours livrés à eux-mêmes », rappelle Alexandra Limousin, salariée de l’Auberge des migrants à Calais.

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    « L’idée, c’est de visibiliser », martèle Amélie (1), en stage dans l’équipe. Jusqu’ici, cette énergie n’empêche ni les démantèlements de camps, souvent effectués dans des cadres juridiques flous pour servir la politique du « zéro point de fixation », instaurée par l’État, ni le harcèlement de ses occupants.

    Avoir la « force de continuer »

    « Ils m’ont réveillé tôt ce matin, sans me laisser le temps de prendre mes affaires », révèle un habitant du camp, dépité, tout en observant un tractopelle détruire des cabanons de fortune à Loon-Plage, le 14 octobre. Au début du mois, le même engin avait saisi des dizaines de couvertures sur un campement voisin, alors que la sous-préfecture de Dunkerque avait assuré à des représentants d’associations, quelques jours plus tôt, qu’elle ne les prenait plus. Les vidéos de HRO, qui ont immortalisé la scène en temps réel, ont conduit au retour des couvertures dans la journée. Elles ont été filmées par trois observateurs, qui ont sauté dans les fossés, coupé à travers champs et longé d’occultants bosquets pour échapper aux périmètres arbitraires des CRS, dispersés en grappe sur les lieux.

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    Des membres de l'association, qui documente la violence d'État perpétrée contre les personnes exilées à Calais et à Dunkerque. / Crédits : Arto Victorri

    Sur le terrain, les équipes de HRO redoublent d’attention lorsqu’ils se garent et évitent de courir à proximité des policiers. « Les entraves comme la multi-verbalisation ou les contrôles d’identité imposent aux membres d’association une forme d’hyper-obéissance civile, qui peut les épuiser à long terme », note Mathilde Rogel, autrice d’une enquête sur la répression de la solidarité pour l’Observatoire des libertés associatives, publiée en novembre 2024. Aude (1), salariée de HRO depuis près d’un an, confirme : « Se faire suivre par une voiture de la BAC durant toute une opération, c’est angoissant. »

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    « Ces entraves sont décourageantes, révoltantes », juge Basile, membre du conseil d’administration de HRO. « Rien de comparable, pour autant, à la violence que subissent les personnes exilées. C’est ce qui nous donne la force de continuer. » Reste à savoir dans quelles conditions. « Une nouvelle directive européenne pourrait supprimer la clause humanitaire [permettant la fourniture de services à des personnes en situation irrégulière, ndlr] », alerte Mathilde Rogel. Un climat hostile aux droits de l’homme, qui n’empêche pas Aude d’imaginer des lendemains plus respectueux : « Dans un monde idéal, la police n’expulserait pas les personnes exilées. »

    (1) Les prénoms ont été modifiés.

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