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    23/05/2017

    En défense de (toutes) nos langues maternelles

    Par Fatima Ouassak , Alice Maruani

    Les institutions tentent parfois de décourager les parents immigrés non-européens de transmettre leur langue maternelle à leurs enfants. Une erreur, pour la militante Fatima Ouassak. Elle raconte une histoire vécue qui en dit long.

    Doit-on ou non transmettre notre langue maternelle à nos enfants ? Dans ce domaine, il y a deux poids deux mesures. Quand il s’agit des langues européennes, l’espagnol, l’anglais, l’italien, etc., ça fait chic. On pense que c’est une richesse et on l’encourage.

    Quand il s’agit des langues de l’immigration post-coloniale, peul, arabe, wolof, bambara, soninké, tamazight etc, tout est fait pour dissuader les parents de transmettre leur langue maternelle à leurs enfants. Notamment au sein des institutions, et l’école en premier lieu.

    Laissez moi vous raconter une anecdote (vraie), qui peut paraître anodine, mais qui en dit long. Et qui est partagée par de nombreux parents avec qui j’ai l’occasion d’échanger.

    A la crèche, on lui a demandé de ne plus parler arabe

    Une maman allaitait sa fille à la crèche — le cadre était calme, c’était pratique. Pendant ce temps là, elle lui parlait en arabe, qui est sa langue maternelle. Elle sentait déjà que le climat était lourd.

    Un jour, la puéricultrice est venue la voir. Une hypothèse de départ était posée « votre fille a toujours autant de mal à s’adapter ». Et l’explication était toute trouvée :

    « On s’est réuni et on s’est dit que peut-être votre fille était déstabilisée par le fait qu’ici à la crèche tout le monde parle français, et que vous, vous lui parlez arabe. Les choses ne sont pas harmonisées, le mieux pour un bébé c’est que les choses soient harmonisées, vous comprenez Madame ? »

    Le sous-entendu était : « Il faut arrêter de parler arabe à votre fille, ça l’empêche de s’épanouir et de se construire correctement. »

    Alors la maman, qui ne s’est pas laissé démonter, lui a répondu :

    « oui je comprends très bien, et je suis d’accord pour harmoniser… Mais qu’est-ce que vous comptez faire? Vous seriez prête à apprendre l’Arabe ? » Cela a gentiment bloqué la puéricultrice, et a mis fin au débat.

    La puéricultrice aurait-elle posé la question du « problème d’harmonie » à un parent parlant allemand ou anglais à son enfant?

    C’est la stigmatisation de la langue, pas le bilinguisme, qui est néfaste

    Dans un rapport parlementaire paru en 2006, Alain Bentolila préconisait pour les parents issus de l’immigration de ne pas parler leur langue maternelle (à peine qualifiée de « langue », plutôt assimilée à un « dialecte »), car selon lui, cela provoquait plus de risques de troubles du langage et de retard scolaire. Cela traduisait à l’époque une croyance profonde portée par une partie des pouvoirs publics, et qui persiste aujourd’hui.

    En réalité, ce n’est pas le fait de parler la langue maternelle qui peut porter préjudice aux enfants issus de l’immigration post-coloniale, mais le fait que cette langue soit stigmatisée par l’institution. Les enfants ressentent cette stigmatisation très jeunes.


    « En hiérarchisant les langues, considérant que les langues de l’immigration sont inférieures, on renvoie cette infériorité sur ceux qui la parlent. »

    Fatima Ouassak, militante et maman

    Quand on sait l’importance de la langue dans la construction psychique et identitaire de l’enfant, en particulier quand il s’agit de la langue maternelle, il n’est pas compliqué de comprendre que la stigmatiser (ne pas la reconnaître comme langue à part entière, ne pas l’enseigner, exprimer une gêne quand elle est parlée dans l’espace public, etc) peut provoquer des difficultés chez l’enfant.

    Parce qu’à travers la langue, on stigmatise le locuteur, en l’occurrence les parents et l’enfant. En hiérarchisant les langues, considérant que les langues de l’immigration sont inférieures, on renvoie cette infériorité sur ceux qui la parlent. D’ailleurs la langue arabe par exemple est surtout stigmatisée quand elle est parlée par des Arabes. Quand elle est parlée par des diplomates blancs travaillant au quai d’Orsay, tout de suite c’est valorisé, ils ne sont pas « arabophones », mais « arabisants ».

    Les parents ont parfois honte de parler leur langue à leurs enfants

    Il peut arriver que les parents qui parlent tamazight, arabe, wolof, soninké etc baissent d’un ton à l’extérieur, ils peuvent avoir l’impression (souvent juste) de gêner l’entourage. Les enfants sentent cette gêne. Certains répondent en français à leurs parents qui parlent leur langue maternelle, d’autres refusent qu’on leur parle à l’extérieur.

    Pour la petite histoire, la maman dont je parlais tout à l’heure a réussi à convaincre la puéricultrice et l’ensemble de l’équipe de la crèche. Elles ont compris que cela faisait du mal aux enfants de stigmatiser la langue des parents.

    A tel point que cette histoire est à l’origine du projet de l’année de la crèche. Peu de temps après, l’équipe a en effet invité tous les parents qui avaient des origines étrangères à venir enregistrer, dans une pièce transformée en studio, des berceuses de leur pays d’origine. Il y a avait plein de langues, du turc, du peul, c’était très beau. Et maintenant, le CD est utilisé pendant la sieste des enfants. Comme quoi, il y a de l’espoir.

    Il faut s’organiser politiquement

    Avec d’autres mamans, on a fondé un réseau de collectifs locaux de parents, Front de mères, pour parler notamment de cette question-là, et promouvoir la transmission de nos langues d’origine.

    Car la transmission de la langue maternelle est fondamentale pour transmettre à nos enfants le lien qui les lie à nos familles, à nos pays d’origine, à nos cultures, à nos religions. Cela participe de leur construction psychique, identitaire et intellectuelle, de la confiance qu’ils ont/auront en eux. En réalité, la transmission de nos langues maternelles participe à lier nos enfants à nous.

    Il ne faut pas se laisser déposséder de l’éducation de nos enfants, il faut s’organiser politiquement pour réfléchir aux meilleurs moyens de leur transmettre nos langues, y compris quand nous ne les parlons pas ou plus nous-mêmes.

    C’est l’une des questions qui seront travaillées en atelier lors des « États Généraux des Familles, contre les discriminations à l’école » qui auront lieu à Montreuil le 24 mai.

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