En ce moment

    05/03/2025

    « La suite, c’est quoi ? On s’en débarrasse ? »

    À Lyon, les éducs d’un centre pour jeunes handicapés tentent de survivre à un plan d’austérité

    Par Lina Rhrissi , Jérôme Sallerin

    Baisse des effectifs, activités supprimées, accueil réduit… Les salariés de l’institut médico-éducatif Pierre de Lune, géré par l'Adapei 69, subissent un « plan de remise à l’équilibre » qui leur font craindre d’abandonner des familles.

    Ça fait seulement trois ans que Léa (1) est titulaire au sein de l’institut Pierre de Lune et pourtant, elle est déjà considérée comme une ancienne. Depuis quelques mois, elle doit chaque jour jongler entre les personnes handicapées mentales – qui ont également des troubles du comportement – et les intérimaires qui doivent la seconder. « En tant qu’anciens, on doit être à fond et en même temps répondre aux sollicitations de personnes censées nous aider mais qui ne sont pas expérimentées. Ça peut vite tourner à la cata », s’agace la jeune professionnelle :

    « Mais je ne vais pas me transformer en cinq personnes ! »

    La vingtenaire bavarde se souvient de cette fois où elle s’est retrouvée à gérer un jeune qui décompensait. Elle était la seule salariée, entourée des autres résidents à surveiller, et d’intérimaires perdus. Le garçon a fini par se blesser légèrement. « J’ai mis trois semaines à m’en remettre. Parfois, je n’en peux plus de ne pas avoir de relais », lâche la jeune femme épuisée.

    Créé en 2008 par l’Association métropolitaine et départementale des parents et amis de personnes handicapées mentales du Rhône (Adapei 69), le projet de l’institut médico-éducatif (IME) Pierre de Lune rend fiers celles et ceux – en majorité des femmes – qui y travaillent. Financé par des fonds publics, il a pour ambition d’accueillir des personnes de 8 à 20 ans et ce sept jours sur sept, contrairement à la plupart des internats qui ferment le week-end et pendant les vacances scolaires. La trentaine de résidents s’y rendent « en séquentiel », c’est-à-dire quelques jours par semaine. Fanny (1), éducatrice spécialisée en CDI depuis six ans, détaille :

    « On est le seul ouvert 365 jours par an et à prendre des jeunes dits “compliqués”, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas forcément encore capables de s’adapter à un autre établissement. C’est pour ça qu’on parle d’IME de transition. »

    Mais 17 ans plus tard, crise du médico-social oblige, le rêve s’est effrité. L’Adapei 69, qui croule sous une dette de plusieurs millions d’euros, a annoncé à ses 1.700 salariés un « plan de remise à l’équilibre » (PRE). Depuis 2023, ses structures doivent se serrer la ceinture. En particulier les plus coûteuses, comme Pierre de Lune. Au menu de ce plan d’austérité qui ne dit pas son nom : baisse des effectifs, activités en moins, accueil réduit le week-end… Et des travailleurs sociaux épuisés. « Pour l’instant, on tient, mais on se pose la question du métier », souffle l’éduc’ spé Sandrine (1). Fanny tranche :

    « Au fur et à mesure, on prend les moins pires. On perd notre vocation première d’aider les familles les plus en galère. »

    Joint par StreetPress, le directeur général de l’Adapei 69, Nicolas Bordet, reconnaît avoir pris des mesures « très difficiles à accepter pour une grande partie du conseil d’administration de l’association », mais qui doivent permettre à l’IME Pierre de Lune « de retrouver l’équilibre dès 2025 ».

    Le DG vient présenter son plan d’austérité

    La disette budgétaire est d’abord arrivée aux oreilles des salariés par des bruits de couloir. Le 3 octobre 2023, à 16h, Nicolas Bordet s’est pointé à la réunion institutionnelle mensuelle, dans les locaux de Pierre de Lune. « Il nous a passé une espèce de diapo pour nous parler du budget et du fait qu’ils avaient un énorme déficit », se souvient l’animatrice Léa, la vingtaine et déjà une ancienne à l’IME :

    « On a compris qu’on allait devoir faire avec moins mais ça restait assez flou. En tout cas, on a vite senti que ça allait être un peu le bordel. »

    Financée par l’Agence régionale de santé (ARS) de la région, le conseil départemental du Rhône et la métropole de Lyon, l’Adapei 69 gère une soixantaine de structures, dont des établissements qui lui permettent de dégager quelques bénéfices. Mais l’inflation, le recours à l’intérim pour compenser la crise du recrutement et le sous-financement de l’État auraient creusé la dette à des niveaux abyssaux. Comme l’indique son dernier rapport d’activité, elle est endettée à hauteur de 4,2 millions d’euros.

    « Notre association fait face à un contexte financier particulièrement difficile depuis 2022, à l’instar d’autres associations », écrit Nicolas Bordet dans sa réponse à StreetPress. Le directeur général de l’asso historique pointe la responsabilité de l’État et de la « prime Ségur ». Cette revalorisation salariale de 183 euros net par mois pour les professionnels de la santé et du médico-social annoncée en 2021 a été bien accueillie dans un secteur où les salaires sont bas. Sauf que, contrairement à ses engagements, l’État n’aurait pas augmenté ses dotations à la hauteur de la prime. Les assos se retrouvent contraintes à piocher dans leurs caisses. « Pour l’ensemble des établissements de l’Adapei 69, le sous-financement des mesures du Ségur est estimé à 2,3 millions d’euros », détaille Nicolas Bordet. Contacté à ce sujet, le ministère du Travail, de la Santé, des Solidarités et des Familles n’a pas souhaité répondre à nos questions.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/streepress_pierre_de_lune_illustrations_secondaires_720_540_01.png

    « En tant qu’anciens, on doit être à fond et en même temps répondre aux sollicitations de personnes censées nous aider mais qui ne sont pas expérimentées. Ça peut vite tourner à la cata. » / Crédits : Jerome Sallerin / Rojer

    Réduction de l’activité et grèves

    Les conséquences du plan d’austérité se sont fait sentir très rapidement. La trentaine d’éducateurs spécialisés, de moniteurs-éducateurs et d’accompagnants éducatifs et sociaux ont appris que leurs effectifs étaient amputés d’un quart pour s’occuper des groupes de jeunes de Pierre de Lune. L’accueil a été réduit pour n’ouvrir qu’une des trois unités les week-ends et l’enveloppe de 10.000 euros pour les activités a été divisée par deux. L’énergique Léa déroule :

    « Ça fait chier. On a dû décider si on arrêtait la zoothérapie ou la musicothérapie. On a gardé la musique car ça permet à plus de jeunes de participer. »

    Le plan a aussi été synonyme d’inégalités entre les travailleurs. Les derniers arrivants ne bénéficient pas des avantages octroyés aux anciens : une indemnité le samedi ou la récupération des jours fériés. Alors que les nouveaux venus sont payés entre 1.500 et 1.700 euros net, ces annonces ont provoqué des mouvements de grève dans plusieurs structures de l’Adapei 69.

    Des anciens surchargés

    Les départs se multiplient. Des intérimaires viennent les remplacer quelques jours, au grand dam des titulaires qui se retrouvent à les former et gérer les jeunes. Pour la quadra aux cheveux courts Fanny, la goutte d’eau a failli faire déborder le vase en octobre dernier. Depuis le plan d’austérité, les maîtresses de maison, maillons essentiels qui gèrent l’intendance des IME, ne sont plus remplacées quand elles sont en arrêt maladie. À Pierre de Lune, ce sont elles qui servent les repas. Un midi, la maîtresse de maison d’une des unités est absente. Personne n’a prévenu l’équipe éducative. « Quand on est à table, il faut nous servir parce qu’on est un pour un avec les jeunes », explique Fanny, qui se retrouve à répartir la purée dans les assiettes tout en surveillant ses ados. « Le lendemain, je découvre que les courses n’ont pas été faites. Ce sont des surcharges de travail sans cesse ! »

    Dans un couloir, l’éduc’ spé à bout de nerfs croise sa cheffe de service. Cette dernière lui aurait suggéré d’être moins agressive. La phrase lui reste en tête des jours :

    « Je ne peux pas me sentir coupable de demander des bonnes conditions de travail pour m’occuper des jeunes. »

    Dans la même période, lors d’un point avec cette même encadrante, Fanny se serait vue rétorquer :

    « Je ne peux pas vous dire que les maîtresses de maison seront toujours remplacées au pied levé. Avec le plan de retour à l’équilibre, tout le monde doit faire des efforts. Moi, ça m’arrive de sortir la poubelle. »

    Après cet épisode, le médecin de cette maman de deux enfants, passionnée par son travail, lui a prescrit un arrêt.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/streepress_pierre_de_lune_illustrations_secondaires_720_540_02.png

    Entre les lignes du plan d’austérié de l’Adapei se dessine l’idée que la prise en charge des jeunes « pluri-handicapés » – c’est-à-dire cumulant plusieurs troubles – coûte trop cher. / Crédits : Jerome Sallerin / Rojer

    Des progrès « qu’on ne pourra plus donner » aux jeunes

    Sandrine est une autre ancienne de l’IME Pierre de Lune. L’éducatrice spécialisée de 37 ans aime son métier auprès de ces personnes handicapées que les autres structures ont du mal à prendre en charge :

    « Pierre de Lune, c’est quand même un projet hyper intéressant avec des gamins qui ne pouvaient pas sortir de l’institution et qu’on voit évoluer, sortir au parc, aller faire du trampoline, apprendre à manger avec des couverts ou prendre une douche seul… »

    La travailleuse du soin évoque au passé des moyens hors du commun de l’IME. « Pour faire tous ces progrès, ils ont besoin d’un accompagnement avec un éduc’ par jeune. C’est quelque chose qu’on ne pourra plus leur donner », regrette-t-elle.

    Les sorties en petits groupes, qui nécessitent assez d’éducateurs pour que certains restent au centre, sont de moins en moins faisables. Elles sont pourtant précieuses : « Ce sont quand même des jeunes qui ne sortent pas des masses, qui sont enfermés à la maison », juge Sandrine. La faute à la peur du regard des autres parfois ressenti par les familles et parce qu’ils n’ont pas toujours le même comportement chez eux. « On a la formation pour les canaliser. » Au lieu de mettre en pratique ses compétences, l’éducatrice a le sentiment de faire de plus en plus de « gardiennage » :

    « On les surveille plutôt que de faire des activités. C’est rageant. Surtout pour les gamins, qui ne peuvent pas forcément se plaindre. »

    Le désespoir des familles

    « À chaque fois que l’IME m’appelle, j’ai peur qu’on m’annonce qu’il ne peut plus être pris en charge. » Lydia (1), 56 ans, est la maman d’un garçon de 19 ans, trisomique et autiste, accueilli trois jours par semaine à Pierre de Lune :

    « Avant de rencontrer l’assistante sociale qui m’a mis en contact avec l’IME, j’étais livrée à moi-même, enfermée 24h sur 24 avec mon fils. »

    La mère de deux autres enfants, qui ne travaille plus depuis la découverte du handicap, a retrouvé un semblant de vie normale. « Et il a changé ! Il commence à s’habiller tout seul, à être propre… » Patricia (1), 42 ans, n’a pas cette chance. Son fils de 13 ans est sur liste d’attente depuis trois ans, malgré une situation urgente. « Après avoir eu le Covid en 2020, il a complètement changé en quelques mois et il est devenu ingérable pour les structures qui le prenaient », rembobine cette Franco-Péruvienne. Son pré-ado atteint d’autisme est pris en charge seulement 2h par semaine dans un autre IME. La mère a le sentiment qu’on reproche à son enfant d’être « trop handicapé ».

    Alors que l’IME Pierre de Lune peut prendre de moins en moins de jeunes handicapés, la liste d’attente ne s’allonge pas… mais se réduit. Un signal particulièrement inquiétant pour le travailleur social Marco :

    « Ça veut dire que les familles laissent carrément tomber, se replient sur elles-mêmes et sortent de nos radars. »

    Il sait pourtant que certaines situations à la maison sont « catastrophiques ». Selon les chiffres de l’Adapei 69, rien que dans le Rhône, plus de 200 enfants autistes ou atteints de troubles du comportement restent à domicile à la seule charge des parents. Malgré cette situation, Nicolas Bordet assume l’évolution de Pierre de Lune, qui accueille désormais moins de jeunes, sur des périodes plus courtes. Concernant les sorties réduites à peau de chagrin, il confirme que « les activités les plus impactées sont celles nécessitant un encadrement d’un adulte pour un jeune, alors que nos financements reposent sur un ratio d’un adulte pour deux à trois jeunes. » Pour autant, le DG de l’Adapei 69 assure que c’est « toujours un déchirement » de « suspendre l’accueil et l’accompagnement d’un jeune en raison de la complexité de sa situation et du manque de soins disponibles ».

    À cela s’ajoute un contexte de crise des hôpitaux publics. L’établissement psychiatrique du coin prenait parfois un jeune quand les employés de Pierre de Lune étaient « aux limites » de ce qu’ils pouvaient faire. « Aujourd’hui, quand on prévient le médecin psychiatre qu’un ado se tape la tête, il nous envoie une ordonnance sans même voir le jeune », regrette Marco.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/streepress_pierre_de_lune_illustration_principale_1280_720_01.png

    Les salariés de l’institut médico-éducatif Pierre de Lune, géré par l'Adapei 69, subissent un « plan de remise à l’équilibre » qui leur font craindre d’abandonner des familles. / Crédits : Jerome Sallerin / Rojer

    Le plurihandicap n’est pas assez rentable

    Entre les lignes du plan d’austérié de l’Adapei se dessine l’idée que la prise en charge des jeunes « pluri-handicapés » – c’est-à-dire cumulant plusieurs troubles – coûte trop cher. Dans son courrier adressé aux familles, le 6 octobre 2023, l’asso met en cause « déficit structurel » des établissements « qui accompagnent les situations les plus complexes ». Une description qui vise notamment Pierre de Lune. « L’ARS donne autant d’argent à l’Adapei 69 pour un autiste qui n‘a pas d’autre trouble que pour un pluri-handicapé. Or, ces derniers nécessitent un plus grand taux d’encadrement », résume l’ancienne Fanny :

    « On ne peut pas rentrer dans cette logique avec les jeunes qu’on a. Sinon la suite, c’est quoi ? On s’en débarrasse ? »

    Dans les faits, tous les travailleurs sociaux de Pierre de Lune que nous avons interrogés ont déjà l’impression de faire de la sélection, comme Sandrine : « On était là pour accueillir des gamins que personne ne veut. On ressent moins cette utilité et on pense à toutes les familles en danger. » La plus jeune Léa s’inquiète pour l’avenir :

    « Qu’est-ce qu’on va devenir ? Est-ce que Pierre de Lune va fermer ? Je n’arrive pas à imaginer la suite… »

    (1) Les prénoms ont été modifiés.

    Illustrations de Jerome Sallerin / Rojer.

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER