Vitry-sur-Seine (94) – Le rendez-vous a été donné à 6h ce matin, devant la gare RER. « On s’est levés tôt, comme ça on a le temps de mettre en place avant l’arrivée d’agents de sécurité. La dernière fois, on a dû laisser tomber le blocus car ils étaient déjà au lycée », explique Gwenn, à l’origine de la mobilisation. À côté, des passants dévalent les marches qui mènent à la gare RER. Le train pour Paris est déjà sur le quai. Le suivant ne sera que dans 20 minutes. Devant un restaurant asiatique, à l’angle de la rue qui mène au lycée, Gwenn tire une poubelle marron. « On prend n’importe quelle poubelle, sauf les vertes. On va monter dessus et il y a du verre dedans », justifie ce président de la Fédération indépendante et démocratique lycéenne 94 (FIDL 94), syndicat étudiant qui vient de créer cette antenne dans le département.
Il fait encore nuit et la bruine donne au bitume une allure visqueuse. Les roues des poubelles strient le trottoir. On peut les suivre à la trace. Direction le lycée Jean-Macé, un établissement polyvalent qui accueille plus de 1.850 élèves. Sur place, un Tetris de bennes jaunes et marrons bloquent les grilles du lycée. Trois étudiantes se sont installées dessus et tiennent le piquet. Le proviseur du lycée, Ali Arab, qui occupe le logement de fonction à côté des grilles, est déjà réveillé. Avec deux agents de sécurité, ils forment l’opposition de la mobilisation qui ne fait que commencer. « Vous n’allez pas empêcher les gens d’aller en cours, étudier est un droit », tente-t-il.
Sur place, un Tetris de bennes jaunes et marrons bloquent les grilles du lycée. / Crédits : Elisa Verbeke
Tensions matinales
« Moi je m’en fous, cette réforme me fait gagner un an et demi ! » déclare, rigolard, l’agent en chef du lycée. Pour lui, ce blocus n’a pas lieu d’être. « Y’a des épreuves de bac blanc aujourd’hui, ils ne peuvent pas empêcher les autres d’aller en cours. » Raté, « c’était la semaine dernière, ou la semaine prochaine », explique Basma, une lycéenne de terminale. Elle vient d’arriver, à 7h. « Je ne pouvais pas venir avant. Ma mère a déjà trouvé ça bizarre que je parte aussi tôt », plaisante-t-elle.
Le jour pointe à peine le bout de son nez, qu’une voiture de police s’arrête devant l’établissement. « Les jeunes, vous n’avez pas le droit de manifester. Je laisse vos équipes enseignantes gérer ça. Si vous ne les écoutez pas, on viendra vous dégager », enjoint un gardien de la paix. Le proviseur ajoute :
« Les élèves passent leur bac cette année. Ils s’en fichent de leurs retraites, allez faire un blocus ailleurs, dans les grands lycées parisiens. »
Des élèves présents comme Eden trouvent pourtant la réforme « injuste ». « On va avoir du mal à entrer sur le marché du travail. Ma mère est assistante maternelle, elle n’a que 37 ans et son corps est déjà fatigué. Elle ne va pas travailler jusqu’à 64 ans. Nous, on manque pas d’argent, mais les familles où c’est vraiment la précarité, comment ils font ? ». Au loin, dans la rue, de nouveaux élèves arrivent, avec des barrières, des poubelles ou des palettes, motivés à bloquer le lycée.
Il est décidé de faire une chaîne humaine pour ne laisser passer personne : « Ils n’ont pas le droit de nous toucher si on fait ça », espère Gwenn. / Crédits : Elisa Verbeke
Parmi eux, Eglantine, élève de première, ne s’en fiche pas non plus. « Les étudiants sont précaires », rappelle-t-elle, et quand elles et ses comparses devront trouver un travail, « si le marché est encore plus saturé à cause de la réforme, on sera encore plus dans la galère ». La blonde aux boucles d’oreilles étoilées pense également à sa mère, qui devra travailler jusqu’à 67 ans. « Elle est déjà fatiguée de son travail alors qu’il n’est pas manuel. » Assise sur sa poubelle jaune, elle bloque la petite porte du lycée. Le proviseur la menace d’un conseil de discipline, si elle refuse de déguerpir.
« La retraite, c’est notre avenir. C’est important. »
Il est 8h03. Des lycéens distribuent des tracts aux élèves, imprimés en noir et blanc, estampillés FIDL. Mais pour Inès, élève de terminale, c’est déjà clair. Cette réforme, elle n’en veut pas. « Mon père est bûcheron à la ville de Paris, il est déjà très fatigué et souvent en arrêt maladie pour son dos. Il ne peut pas travailler deux ans de plus. »
Sur le trottoir en face, une bande de copines rient et se taquinent. Parmi les quatre, deux n’étaient pas au courant qu’un blocus aurait lieu aujourd’hui. Emma (1) soutient quand même « tant que ce n’est pas comme à Chérioux (un autre lycée de Vitry) ! Ils ont brûlé la porte de leur lycée là-bas. On ne veut pas de dégradation mais si c’est calme, c’est bien », pose-t-elle avant de lancer :
« La retraite, c’est notre avenir. C’est important. »
À côté, deux garçons, joggings, capuches et appareils dentaires discutent. Mackinley est élève de première STMG. Comme les autres, il trouve la mobilisation importante. « Pas tout le monde n’atteint l’âge de départ à la retraite. Des personnes meurent avant », croit-il savoir. Mais il n’était « pas sûr que le blocage tiendrait ». La semaine dernière, le blocage avait été avorté par les agents de la ville de Créteil (94), mandatés pour l’occasion. À nouveau présents, les gros bras renversent quelques poubelles par la force, pour faire descendre certaines élèves comme Églantine. En face, les lycéens restent calmes.
Solidarité
Deux parents élus à la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) sont d’ailleurs venus sur place, « pour s’assurer de la sécurité des jeunes ». « Il y a déjà eu des violences policières dans ce lycée », informe Fred, un des deux adultes. « Depuis on essaye d’avoir un ou plusieurs parents d’élèves présents au cas où. » Ce matin, ils semblent émus de voir la jeunesse se mobiliser : « C’est bien qu’ils aient leur propre esprit critique et qu’ils manifestent », ajoute son comparse. Un constat partagé par un prof’ d’histoire-géo du lycée :
« On dit souvent que les jeunes ne sont pas politisés mais c‘est pas vrai. »
Après qu’une jeune élève de seconde entre dans le lycée, encouragée par l’équipe pédagogique, Gwenn et les autres décident de faire une chaîne humaine pour ne plus laisser passer personne. « Ils n’ont pas le droit de nous toucher si on fait ça », espère le leader. Une lycéenne regarde la scène : « Je sais pas si je vais en cours ou pas encore ou si je soutiens, parce que je trouve ça important nos retraites. »
Parcoursup également en ligne de mire
Le mégaphone grésille. Une brochette de lycéens est montée sur les poubelles et prend la parole devant l’auditoire, comme sur les planches d’un théâtre. C’est Gwenn qui commence : « Ils veulent nous faire bosser jusqu’à 64 ans et plus encore », tonne-t-il. « Ça nous concerne, on doit être là en solidarité. C’est une réforme qui nous touche directement via nos profs et nos parents. » Il s’adresse aux élèves qui le fixent et s’exclame : « Et nous ! Est-ce que vous voulez travailler jusqu’à 64 ans ? » Tous crient : « Non ! » et l’applaudissent.
Gwenn file le mégaphone à son voisin, qui soulève une autre revendication : « On est là pour parler des retraites, mais pas que. Parcoursup, ce système ultra sélectif. On ne veut pas se battre pour un algorithme où on est choisi au pif. » Les lycéens s’émeuvent à nouveau. Pour les terminales, les inscriptions viennent de commencer. Et tous vivent sous la pression de la plateforme automatisée. « Les élèves sont plus stressés par Parcoursup que par le bac », approuve Bianca. Cette vice-présidente de la FIDL 94 reçoit souvent ses camarades pour parler du dispositif de sélection :
« Ils ont peur et me disent : “Comment je fais si j’ai pas l’école ? Comment ça va se passer si j’ai pas un bon dossier ?” Chaque note compte. »
Fortune en est un exemple. Cette élève en terminale, spécialité maths-physique, a « peur » de Parcoursup et estime que ce n’est « pas bien » de faire des blocus. « Ça nous retarde sur notre programme », s’inquiète-t-elle. Sa camarade Nina, qui est dans sa classe, prolonge sa crainte : « Si on est en retard sur notre programme, on n’aura pas les notes nécessaires pour un bon dossier sur Parcoursup. Moi, j’ai peur car je vise une prépa sélective, et si je l’ai pas à cause de mon retard au lycée… » Pour les deux filles de term’, dès qu’elles n’ont pas une bonne note, elles ont peur d’avoir « un mauvais dossier ». Leur copine Léa résume :
« Parcoursup, c’est la terreur ! »
Un peu avant midi, la plupart des lycéens se sont dispersés. Les organisateurs lèvent le blocus. Les cours reprendront cet après-midi. Mais les lycéens de Jean-Macé n’en resteront pas là, assure Bianca :
« On ne peut s’arrêter que sur cette date. On ne va pas arrêter là. Aujourd’hui on bloque ici, et demain on va bloquer d’autres lycées. »
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