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    18/06/2025

    Main courante, harcèlement, arrêts de travail et concert de Jul

    À Saint-Denis, les espaces jeunesse et leurs animateurs en souffrance face à la municipalité

    Par Elisa Verbeke

    Depuis le 7 avril, le service animation de Saint-Denis mène une lutte de front face à la fermeture de trois de leurs centres. Les tensions sont exacerbées depuis des mois entre le service et leur hiérarchie qui dépend de la mairie.

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    Saint-Denis (93) – « J’étais plus bas que terre. J’ai pris une quinzaine de kilos alors que je suis quelqu’un d’athlétique à la base », se confie enfin Amine (1) à mi-voix, après plus d’une heure d’entretien dans le hall d’un hôtel dionysien. « Il n’y a que maintenant que j’arrive à sortir la tête de l’eau », reprend le directeur d’un des espaces jeunesse de Saint-Denis actuellement suivi par un psychiatre. Voilà 22 ans qu’il exerce dans un quartier populaire et prioritaire de la ville. Mais depuis quelques mois, il raconte subir un harcèlement diffus à coup de rapport et de blâmes injustifiés par son supérieur hiérarchique direct, Julien Boucher, le directeur de l’adolescence de la ville. Ce témoignage, ils sont plusieurs fonctionnaires des « espaces jeunesse » du service animation de la plus grande ville du 93, dont 43% des habitants a moins de 29 ans, à le confirmer. Et Amine n’est pas le seul à s’estimer victime d’une pression constante de Julien Boucher.

    Main courante, harcèlement, pressions, manque de communication, blâmes abusifs, fermeture de centres… Depuis des mois, en off, les tensions grimpent entre la direction de l’animation qui dépend de Saint-Denis et les agents de terrains, fonctionnaires et titulaires pour une bonne partie des 13 espaces jeunesse de la ville. Ces accueils sont ouverts toute l’année du lundi au samedi et pendant les vacances pour les jeunes de 11 à 17 ans. Implantés dans plusieurs quartiers prioritaires de la ville, ils tissent un maillage solide qui propose aux jeunes différentes activités. Ce dispositif fait partie intégrante de la culture dionysienne. Des relations de confiance se sont créées depuis des années entre les parents et les animateurs. Ces points de vigie sont tout autant utiles pour prévenir des rixes trop nombreuses dans la ville. Pourtant, la municipalité a décidé, sans concerter les principaux intéressés, de « mutualiser » – pour ne pas dire fermer – trois d’entre eux (De Geyter, la Gare et Gabriel Péri) vers un seul espace : le 110. Quatre postes de coordinateurs vont disparaître. Cette annonce qui a eu lieu le 7 avril dernier a été le climax de fortes tensions entre les agents et la municipalité représentée depuis septembre 2023 par le nouveau directeur de l’adolescence Julien Boucher.

    La situation a même atteint le Conseil municipal, le 15 mai dernier. Alors que l’élu France insoumise (LFI) Soukouna Bakary interpelle le maire Parti socialiste (PS) de Saint-Denis, Mathieu Hanotin, au sujet de ces frictions entre les animateurs et le directeur de l’adolescence, l’édile lui coupe le son. Le conseiller tente de prendre la parole dans d’autres micros avant de quitter le Conseil municipal. Pour la mairie, l’incident est « une application du règlement suite à des faits graves ». Selon l’institution, l’intervention du maire se placerait « dans un contexte d’une mise en danger d’un directeur » et évoque auprès de StreetPress des menaces à son encontre, sans en apporter d’éléments. Elle cite également des « coups de pression sur la direction et les collègues ainsi que le non-respect du devoir de réserve » qui seraient « fréquents », sans toutefois fournir des éléments auprès de StreetPress. Les espaces jeunesses présenteraient « des dysfonctionnements », sans toutefois préciser lesquels. Elle dénonce également une instrumentalisation de « l’opposition communiste et insoumise », à un an des municipales, qui seraient les « premiers responsables de cette situation (…) insupportable et dangereuse ».

    La méthode Boucher

    « À Franc-Moisin, j’étais vu comme un modèle », retrace fièrement Amine. Lui a commencé à l’âge de 22 ans alors qu’il s’était lancé dans un cursus universitaire pour devenir CPE :

    « J’ai suivi cette filière parce que jeune, on a bénéficié de ces espaces jeunesse qui nous ont permis de grandir et de s’ouvrir. »

    Depuis, il a gravi tous les échelons jusqu’au plus haut diplôme de l’animation. Mais tout a dégringolé l’été dernier. Il organise pour son espace jeunesse un séjour écologie en Tunisie. Quelques jours avant le départ, Amine est placé en accident de travail sur plusieurs semaines, ce qui l’empêche de remplir une formalité obligatoire pour partir en séjour. Dans ces cas-là, cela aurait été à son supérieur direct, le directeur de l’adolescence, de signer le document, ce qui n’est pas fait. Résultat, le séjour n’est pas en règle et Amine se fait taper les doigts. Cette fois-ci, pour la première fois, il écope d’un blâme. Contacté à ce sujet, Julien Boucher n’a pas souhaité s’exprimer. Depuis, les relations vont de mal en pis avec Julien Boucher. Amine s’étonne encore :

    « La dernière fois, il m’a dit que “les ruptures co se faisaient rapidement”, alors que je ne lui ai jamais demandé de partir. »

    « Amine s’investit à 300%, c’est une force vive de la direction qui voit tous les dangers venir, il met en place des projets, il organise des séjours écologie, il ouvre le champ des possibles pour les gamins. Il est dans sa posture, dans son engagement, et il se fait dégommer », témoigne Samira (1) avec compassion, une collègue des espaces jeunesse et bien connue du milieu associatif dionysien. Amine souffle :

    « Ils ne comprennent pas comment nous, enfants de l’immigration et habitants des quartiers populaires, on peut être fragile. Je reste un être humain, je ne suis pas un robot. »

    Abdou (1), la quarantaine dont la moitié dans un espace jeunesse, fait lui aussi partie des meubles. Il est également directeur d’une antenne qui va fermer. Lors d’une réunion syndicale organisée pour échanger sur les situations de harcèlement que les animateurs affirment subir, Julien Boucher s’y invite. Abdou s’agace de cette présence et lance à ses collègues : « C’est comme si vous mettiez un violeur face à ses victimes… » Quelques jours plus tard, il reçoit un rapport circonstancié qui mentionne que Abdou a tenu des propos déplacés à l’encontre de son directeur. Deux mois plus tard, il écope alors d’un blâme, « le premier en 20 ans ». « Julien Boucher a ordonné à une de nos collègues d’aller voir un psychiatre, une n’est pas revenue au travail depuis trois mois et ce n’est pas le seul arrêt maladie », reprend un autre collègue. « La pression est trop haute pour eux », reprend Abdou en parlant de ses collègues qui, pour de nombreux, dirigent leurs antennes depuis plus qu’une vingtaine d’années. « On subit », renchérit Samira :

    « On sent cette menace qui rôde autour de nous. Ce n’est pas palpable mais on redoute le moment où le couperet nous tombera dessus. »

    Arrivé en septembre 2023 à la tête du service, Julien Boucher, le directeur de l’adolescence, également ami du maire PS Mathieu Hanotin, a longtemps” travaillé dans l’associatif. Mais c’est dans les années 2010 qu’il fait parler de lui après avoir créé l’association Macaq, qui promettait alors aux étudiants d’être logés dans des squats parisiens. À partir de 2008, alors directeur de cette association, il aurait utilisé plusieurs milliers d’euros issus de sous-locations de squats à des grandes marques encaissées en chèques, pour des dépenses injustifiées (restaurants, retraits d’espèces), selon Libération. Malgré des rappels à l’ordre internes, l’association a continué à percevoir 30.000 euros par an de la ville de Paris. Boucher à cette époque bénéficiait de relations plutôt proches avec l’ancien maire de Paris Bertrand Delanoë et Julien Bayou – fondateur du collectif de squatteurs Jeudi noir et « compagnon de route » de l’actuel directeur adolescence de Saint-Denis –, selon la même enquête de Libération.

    La municipalité enfonce le clou

    « Malheureusement, on peut faire remonter toutes les infos que vous voulez à la mairie, ils écouteront mais ils ne prendront pas en considération ce que vous dites », avance un animateur. Car au-dessus du directeur de l’adolescence, c’est toujours la politique de la ville qui prime – même si concernant le service adolescence, rien n’a été changé depuis l’ère communiste de Saint-Denis. Et c’est là le cœur du problème. Depuis l’arrivée de Mathieu Hanotin à la tête de Saint-Denis, le service adolescence en pâtit. Tout comme de nombreux autres services municipaux – que StreetPress racontait dans une série d’articles consacrés au maire socialiste.

    Résultat, les jeunes aussi se mobilisent pour leurs espaces jeunesses. Début 2024, certains interpellent Hanotin sur la mort d’un ado, qui fréquentait un espace jeunesse du centre-ville fermée en 2022 : « Ce jeune s’est fait poignarder parce qu’il ne pouvait plus fréquenter son espace jeunesse et traînait dehors. » En réponse, selon Mediapart, l’édile aurait ironisé : « Oui, bien sûr, c’est à cause de l’espace jeunesse […] du coup, on se met des coups de couteau et des coups de marteau. »

    Chaque situation devient une source de questionnements envers le maire. Par exemple, lors du concert monumental de Jul au Stade de France fin avril, situé en plein milieu de Saint-Denis, la municipalité offre une vingtaine de places pour l’événement ultra-complet. Sauf qu’elle ne concerne que des jeunes des deux seules antennes qui ne sont pas en lutte, sur les 13 de la ville. Coïncidence ou sentence ? Interrogée, la mairie plaide évidemment pour la première raison, fruit d’un manque de place disponible. Elle argue également que lors des événements suivants, comme le concert de DJ Snake, des places ont été distribuées aux autres espaces jeunesse. Dans tous les cas, « c’est de l’instrumentalisation », plaide Amine. Abdou précise :

    « Ces disparités ont suscité des jalousies et un sentiment d’injustice chez les jeunes qui eux aussi avaient rejoint la mobilisation. »

    Amine, bientôt rétabli, croit dur comme fer à l’importance des espaces jeunesses :

    « C’est là que les jeunes retrouvent leurs amis, on organise tout en concertation avec eux, plein de projets émanent d’eux. C’est une culture où ils se sentent valorisés, c’est leur deuxième maison. »

    (1) Les prénoms ont été changés.

    Illustration de Une de Timothée Moreau.