Moulures au plafond, carrelage à l’ancienne, murs recouverts de miroirs et d’un portrait d’Edith Piaf, Hajer Ben Boubaker donne rendez-vous dans un café du 18e arrondissement de Paris. Son QG, explique-t-elle, souriante. Son ample chevelure brune sillonnée par une mèche blanche donne une aura de sagesse à la documentariste de 33 ans. « Ce qui m’intéresse c’est l’histoire collective », explique très vite la chercheuse indépendante franco-tunisienne. Elle sort ce vendredi 27 septembre son premier ouvrage : Barbès Blues, un récit tendre et foisonnant d’anecdotes sur « l’histoire populaire de l’immigration maghrébine », qui s’étend des années 30 aux années 80. De nombreuses pages ont été écrites là, dans ce rade perché sur la butte de Montmartre. C’est presque logique ! Depuis plus d’un siècle, les cafés occupent une place centrale dans la vie des communautés d’Afrique du Nord à Paris. « Mais la dimension politique est souvent omise », insiste l’autrice :
« Or, c’est aussi parce que des réunions politiques étaient organisées dans les cafés qu’ils se sont multipliés. »
Hajer Ben Boubaker, l’archiviste du Barbès d’antan. / Crédits : Louisa Ben
Une conscience très classe
Dans le premier chapitre de son livre, Hajer Ben Boubaker fait un crochet par rive gauche pour exhumer l’histoire du cabaret le Tam-Tam (pour Tunisie-Algérie-Maroc). L’endroit a été un lieu de réunion pour le FLN, mais aussi le témoin des premiers pas de la grande chanteuse Warda. La chercheuse raconte aussi le quartier algérien du 5e arrondissement de Paris, dont il n’existe presque plus rien aujourd’hui. Quand elle évoque la disparition du Paris populaire, l’indignation perce rapidement. Belleville, fief historique des Tunisiens, a d’ailleurs trop changé au goût de sa mère, qui y va moins. Partout, les conséquences de la gentrification sont « violentes » pour les immigrés, raconte-t-elle, sources à l’appui :
« Ce n’est pas parce que ça se gentrifie qu’on peut enlever aux gens leur légitimité à vivre dans des endroits où, à la base, personne ne voulait aller ! »
Hajer Ben Boubaker, est aussi connue sous le pseudo Vintage Arab. / Crédits : Louisa Ben
Écrire une histoire populaire de l’immigration relève d’une forme d’urgence, de lutte anticipée contre l’oubli. La chercheuse a été élevée dans une famille qui lui a transmis l’histoire et la culture de la Tunisie « avec beaucoup de générosité », et aussi très tôt une ouverture sur les autres cultures arabes. En grandissant, Hajer n’a pas manqué de représentations positives. Son travail sur l’histoire des communautés maghrébines est plutôt l’occasion d’une réflexion sur les clichés, raconte l’autrice. Elle s’arrête sur le personnage du voleur : « Il y en a à Barbès et on n’a pas à en avoir honte : des voleurs, il y en a partout et, surtout, les plus grands voleurs sont les cols blancs ! ». Au fil de la conversation, sa vision politique de la transmission se précise :
« Je suis très attachée à ma communauté “de destin” et connaître cette histoire de l’immigration crée un sens du “nous”, mais c’est un “nous” qui se partage. »
Écrire une histoire populaire de l’immigration relève d’une forme d’urgence, de lutte anticipée contre l’oubli. / Crédits : Louisa Ben
Les premiers retours de lecteurs et lectrices semblent plus la toucher que les honneurs. Son sens du récit collectif a tout de même été récompensée par un prix Unesco-Sahrjah, une distinction internationale qui récompense les initiatives qui contribuent à la préservation du patrimoine culturel.
Le travail sur l’histoire des communautés maghrébines est surtout l’occasion d’une réflexion sur les clichés. / Crédits : Louisa Ben
Une conteuse
« Elle fait entrer [les communautés maghrébines] dans la grande histoire, avec un grand talent » résume la journaliste Donia Ismaïl, une fan de la première heure de son travail, qui est devenue son amie. L’aventure de documentariste d’Hajer a débuté sur Internet avec l’alias Vintage Arab. Après ses études d’histoire à la Sorbonne, Hajer a commencé par travailler pour des associations, et recherche les personnes disparues en Méditerranée. Par amour de la musique et « pour le kiff », elle commence à partager des archives visuelles, principalement des chanteurs et chanteuses au début. Elle se constitue une audience de quelques milliers de followers sur Instagram. En pause professionnelle en 2018, elle commence à écrire sur ses artistes préférés sur Facebook et un blog. Elle a vite l’idée de créer un podcast dédié aux musiques arabes, « pour être sûre que mes amis écoutent vraiment les chansons dont je parlais », se rappelle-t-elle en riant. Très vite son travail intéresse bien au-delà de son cercle, et ses comptes rassemblent aujourd’hui plus de 15k abonnés.
L’aventure de documentariste d’Hajer a débuté sur Internet avec l’alias Vintage Arab. / Crédits : Louisa Ben
La chercheuse se fait définitivement remarquer avec son documentaire sur le Mouvement des travailleurs Arabes, sur France Culture en 2021. « On n’en croise pas tous les 4 matins des profils comme Hajer », reconnaît Perrine Kervran qui l’a produite. L’historienne loue le sérieux et la capacité de recherche de cette jeune femme « hyper brillante ». Un bon documentaire c’est une affaire de terrain et d’enquête chronophage. Le succès d’écoute légitime surtout « la présence de cette histoire sur le service public » pour la jeune documentariste.
La chercheuse se fait définitivement remarquer avec son documentaire sur le Mouvement des travailleurs Arabes. / Crédits : Louisa Ben
Hajer Ben Boubaker appartient à cette génération qui comble elle-même les trous dans les pages des livres d’histoire. En 2022, à l’occasion du 60ème anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, elle participe à l’organisation d’un événement avec Arabengers, un collectif de jeunes femmes du monde des médias et de la culture, qui célèbrent leurs cultures. Le moment scelle leurs amitiés, une bande est née. Elles invitent Rim’K, Fianso, mais aussi des artistes en développement, pour des concerts et des conférences. Politiques, festifs, leurs événements rassemblent plusieurs centaines de personnes. « Hajer, une grande tête pensante et un des cœurs les plus doux des Arabengers » décrit Donia Ismaïl, co-fondatrice du collectif. En privé, le sens de l’humour de la jeune femme fait mouche, son petit grain de folie aussi. « Parfois, elle fait des hyperfixations : en revenant de Grenade, elle ne voulait parler qu’en espagnol », raconte Donia Ismaïl amusée.
Hajer Ben Boubaker publie cette rentrée Barbès Blues, une histoire populaire de l’immigration maghrébine. / Crédits : Louisa Ben
La chercheuse est bavarde. Sur le trottoir, au moment de se quitter, elle insiste sur le dernier chapitre de son livre sur les ravages de l’héroïne dans les années 80. Un tabou où il y a « un verrou à faire sauter ». Il n’y a pas de statistique exacte, mais selon des estimations, sur les 40.000 morts de l’héroïne en France entre 1970 et 2005, les maghrébins et les personnes issues de l’immigration représentent au moins la moitié. La découverte de ce chiffre a donné le vertige à Hajer Ben Boubaker. « J’ai même culpabilisé de ne plus trouver les mots après cela », écrit-elle dans son livre. Pour les vivants et les morts qu’elle raconte, elle défend un sens de la nuance qui ne « disqualifie personne » :
« On est à un moment où on doit raconter les gens normaux, même les parcours cabossés. »
L’empathie alliée à la rigueur, c’est ça le secret de son talent.
Article d’Apolline Bazin avec les photos de Louisa Ben.
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