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    10/05/2011

    Carnet de bord de la révolution au Yémen - Partie 1

    Sur la place Sahat Al-Tagheer à Sanaa : des religieux, des socialistes et des battles de rap

    Par Cloé Vaniscotte

    Depuis le 21 février, des milliers de Yéménites ont rejoint le sit-in sur la place de Sanaa (Yémen). Entre battles de rap et maquillage sous le niqab, le mouvement est divers et les aspirations énormes pour le plus pauvre des pays arabes.

    Sanaa (Yémen) – « Erhal, erhal», « Va-t‘en, va-t’en » voilà le refrain qui circule depuis bientôt trois mois, de Sanaa à Aden en passant par Taez et Hodeïdah. Sentant le vent de la révolte arriver depuis l’Egypte, le président Saleh a bien tenté de lui faire obstacle. Pour couper court à tout rapprochement symbolique avec la « Oum Kébira » d’Egypte il a été le premier à occuper la place Al-Tharir, la célèbre place de Sanaa, en y positionnant ses fidèles. Mais le vent a continué à souffler…

    Depuis quelques années, l’Arabie heureuse n’a plus d’heureux que le nom. Les perspectives de développement économique sont au point mort et le Yémen fait toujours partie des pays les plus pauvres de la planète alors même que sa démographie ne cesse d’augmenter. Lorsque l’on interroge les révolutionnaires sur la cause de tous ces maux, une personne est pointée du doigt : Ali Abdulhah Saleh, au pouvoir depuis 1978.

    Des Pirates dans le détroit de Bab-el-Mandeb Ce jugement sans appel, chacun l’assortit d’un exemple : ressources pétrolières et gazières bradées pour favoriser un enrichissement éclair du président et de son entourage, intéressements financiers sur les actes de piraterie dans le détroit de Bab-el Mandeb, entretien d’un cercle de privilégiés à la botte du pouvoir.

    Pour Saeed Tahami « la corruption est une maladie qui gangrène le Yémen. Au lieu de lutter contre elle, le gouvernement l’encourage ». Ce jeune businessman de 26 ans en sait quelque chose pour avoir lui-même travaillé au sein du Ministère du Tourisme et démissionné de son poste, écœuré par le manque d’intégrité ambiant.

    Un seul nom, qui à lui seul symbolise l’immobilisme dans lequel se trouve plongé le pays, voilà l’idée défendue par les manifestants. « Le président s’est fait le gardien d’une mentalité étroite et bornée, vouloir son départ c’est dénoncer une telle façon de penser » soutien Mohammed, déterminé à y mettre un terme.


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    Camping géant sur la place Avec cette révolution, les Yéménites veulent réapprendre à aimer leur pays ; être fiers, non plus seulement de leur patrimoine, mais aussi de leur présent. Persuadés que seule une réforme en profondeur de la société pourra satisfaire cette aspiration, ils se battent pour le changement. Aussi, même si le président s’accroche au pouvoir, les manifestants sont bien décidés à ne pas l’attendre pour faire bouger les choses; le changement est déjà en marche place Saht Al-Tagheer (« place du changement » c’est ainsi que les révolutionnaires ont rebaptisé la place de l’Université) et dans les différents campements organisés à travers le territoire.

    Si les Yéménites ont généralement tendance à se diviser sur la base de leurs origines géographiques, de leurs appartenances tribales, de leur noms de famille, en temps de Révolution ces différences semblent s’effacer. L’impulsion est venue des Shababs, les jeunes, mais très vite sous les tentes se sont installés des villageois, des Cheikhs de tribu, des socialistes, des religieux, des gens du Sud, d’autres du Nord… Des personnes qui ne se côtoyaient guère se retrouvent désormais côte à côte. Quand l’hymne national se fait entendre à travers les hauts parleurs tous le reprennent. Auparavant, il était loin d’être fédérateur chez les tribus.

    Progressivement les regards ont évolué. Ainsi Saeed nous lâche fièrement : « nous ouvrons une nouvelle page de l’histoire yéménite. Nous devons accepter tout le monde pour un vrai changement. Par le passé, nous n’avons pas su nous opposer aux répressions faites aux uns ou aux autres, l’heure du réveil a enfin sonné ».

    Pas de fusils Sur l’estrade les orateurs se succèdent, certains moins confiants que d’autres mais tous passionnés. Les discussions fleurissent ici et là et les argumentaires se veulent toujours plus construits. Des séminaires sur des thèmes tels que la justice ou les droits de l’homme sont organisés ; on cherche avant tout à s’informer et à apprendre.

    Fait rare également, les armes ont été déposées par les qabilis, les membres des tribus, fatigués de passer plus de temps en compagnie de leurs fusils qu’en compagnie de leurs proches. Ils insistent sur le fait que cette révolution ne doit pas être sanglante comme le fut la précédente: celle contre l’imamat en 1962. S’ils subissent l’épreuve des balles ils ne seront pas de ceux qui font couler le sang.

    Inès a 25 ans. Elle a quitté Dubaï où son père enseignait la théologie pour revenir vivre à Sanaa. Elle a tout de suite voulu s’impliquer. Et tant pis si sa mère, inquiète, ne l’autorise pas à se rendre au « Change Square »… elle dit qu’elle va chez une copine. Sur son profil Facebook elle a troqué son prénom contre le nom de son pays. Pour elle la révolution, « c’est l’occasion d’aborder des sujets jamais débattus. On cherche à s’interroger, à comprendre ce que signifie la liberté, l’égalité… Les jeunes, engourdis par le manque d’activité, ont enfin trouvé un moyen d’exprimer et d’utiliser leur énergie ».

    Par le passé, nous n’avons pas su nous opposer aux répressions faites aux uns ou aux autres, l’heure du réveil a enfin sonné ».

    Une bâche pour séparer hommes et femmes Par jeunes, il faut comprendre garçons et filles, sans distinction ; un détail qui a son importance dans une société où la séparation des sexes pèse sur le quotidien de chacun, où l’habitude veut notamment que dans les restaurants et cafés les hommes rentrent par une porte et les femmes par une autre.

    Pour semer le trouble le président Saleh a dénoncé, dans un de ses discours, le caractère immoral de cette mixité. Conséquence : une bâche sépare désormais le camp des femmes de celui des hommes. Mais les femmes ne se taisent pas pour autant, elles s’expriment aussi à la tribune. Certes ce jour-là Inès prend soin de cacher son maquillage un peu trop voyant derrière un niqab, mais elle n’hésite pas à prétendre que  « si les hommes offrent leur poitrine aux armes des soldats les femmes sont prêtes à faire de même. »

    Battles de rap L’art est partout et sous toutes ses formes. Un concert de musique traditionnelle prend la suite d’un battle de rap, tandis que sous une tente se tient une pièce de théâtre ou une lecture de poésie. Ibrahim coordonne un cycle de projections autour de la révolution, il décrit cette émulation comme « un véritable souffle de liberté artistique ». Ce souffle, cet ingénieur passionné d’art l’attendait impatiemment, car rares sont les évènements artistiques au Yémen et les quelques cinq cinémas de Sanaa ont fermé leurs portes depuis très longtemps. Des galeries d’art se sont improvisées ici et là dans le campement. Hamza, assure l’organisation de l’une d’elle, il insiste sur l’accueil favorable qui leur a été réservé et sur les nombreux commentaires enthousiastes laissés dans leur livre d’or.

    Pour grand nombre de protestataires, venus parfois de villages reculés, cette rencontre artistique est d’autant plus forte qu’elle est nouvelle. Abdulrahman Jaber a déserté les bureaux de sa compagnie pour couvrir le mouvement. Il expose quelques-uns de ses clichés avec d’autres photographes, dans la People’s peaceful revolution gallery. Pour lui, il ne fait aucun doute que de tous les visiteurs, les qabilis sont les plus intéressés. « Curieux de chaque détail, ils cherchent à décrypter les images », preuve que la demande artistique au Yémen est réelle.

    Faute d’Institut des Beaux-arts à Sanaa, Zeinab a dû opter pour des études de géographie. La révolution lui a offert cette opportunité qui lui manquait pour faire connaître son travail. Ce dont rêvent ces jeunes talents, c’est précisément de reconnaissance. Délaissés par le gouvernement (Le budget du ministère de la culture est un des plus faibles parmi tous les ministères), ils aspirent désormais à une reconsidération de la créativité de l’art yéménite contemporain. Leurs revendications principales : soutenir financièrement les artistes et rétablir un climat propice à la création. Rafat, avocat féru de peinture, est de fait persuadé que « l’art a un rôle à jouer dans le nouveau Yémen. Il porte en lui un message humain qui doit se diffuser ». Mais l’espoir de notre peintre-avocat trouvera-t-il des oreilles attentives pour l’encourager ?

    « L’art a un rôle à jouer dans le nouveau Yémen. Il porte en lui un message humain qui doit se diffuser »

    A suivre mercredi sur StreetPress:
    Partie 2 : “Portables et clips de Shakira: la com’ des révolutionnaires yéménites”:http://www.streetpress.com/sujet/3338-portables-et-clips-de-shakira-la-com-des-revolutionnaires-yemenites

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