StreetPress produit un journalisme rigoureux, factuel et populaire grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs. Engagez-vous avec nous, faites un don et faites vivre un média indépendant !
C’est comme si la journaliste avait découvert qu’il existait sous le monde souterrain des prolétaires du film Métropolis un monde plus enfoui encore, plus fragile, au bord du gouffre. Un monde totalement précarisé, avec des travailleurs uniquement préoccupés par la survie sociale et dont la seule dignité est la location temporaire de leurs bras pour les tâches les plus ingrates.
Une leçon d’écriture
La naissance de ce livre est d’abord une histoire de mots. La journaliste explique bien dans le préambule de cette immersion que ce sont les mots qui lui manquent pour décrire cette réalité. Le lecteur pourra être surpris par le souci du détail et de la précision. D’ailleurs, souvent cet exercice se prolongera par des effets poétiques comme si la réalité ne pouvait être saisie que par des métaphores, des effets de style puissants dont la force suggestive a pour but de nous rendre compte du dénuement, du sentiment d’abandon mais également de la force morale et de la solidarité qui anime cette communauté invisible. Aussi, on éprouvera un sentiment particulier à lire une vérité si poignante sur une partition aussi mélodieuse, délicate et imagée.
Le Quai de Ouistreham, la fiche technique
Lu en 7 jours comme un diesel, long à démarrer, rapide à terminer.
Je le prête au buraliste qui dit que les Français sont des feignants
Nombre de pages : 265 pages
Prix par page : 7,1 centimes
Prix : 19€, soit 2h45 de Smic net
La note : 4/5
Une leçon de journalisme : entre Zola, Stakhanov et Stanislavski
Un débat intéressant s’est ouvert sur la technique journalistique employée par Florence Aubenas. Marc Mentré, sur le site themediatrend.com, s’est interrogé sur les limites de cette démarche rappelant, de manière documentée (mais avec un titre donneur de leçon), les précédents du journalisme d’immersion notamment ceux de George Orwell dans les années 1930 et plus lointaine encore celle de Nellie Bly au dix-neuvième siècle.
On jugera surtout la qualité du travail de Florence Aubenas au regard de son résultat qui est celui de la finalité journalistique : dévoiler les faits, rendre visible ce qui ne l’était pas et participer à l’information de manière à éclairer les citoyens. Ensuite, c’est au journaliste d’intégrer dans son discours un rapport d’objectivité qui est la marque de son professionnalisme. De ce point de vue, ce livre est une réussite. Et une leçon surtout empreinte d’humilité. On imagine mal PPDA aller passer l’aspirateur pendant six mois dans un restaurant Cofiroute dans la banlieue de Clermont Ferrand, ou David Pujadas avoir de la corne sur les pouces à force de frotter la cuvette des trains Corail entre Nice et Vintimille. Certes, ce ne sont pas des grands reporters, ni des journalistes d’investigation, mais il y a dans le choix de cette mission Stakhanoviste de l’agent d’entretien un oubli de l’égo qui fait honneur au métier de journaliste.
Alors, effectivement, le lecteur pourra se sentir mal à l’aise de voir Florence Aubenas tenir son rôle autant à cœur, comme si sa vie en dépendait. Certains pourront trouver exagéré d’avoir poussé l’immersion au même niveau d’implication que le ferait un acteur avec sa méthode Stanislavski apprise par cœur. Mais si on devait comparer son travail, alors il serait plus juste de le faire à l’aune de celui des romanciers naturalistes de la fin du 19ème siècle et du plus (du seul ?) célèbre d’entre eux : Zola. N’oublions pas que les deux règles du roman naturaliste sont justement celles de l’observation et de l’expérimentation. Et comme Zola qui se documentait en accumulant des milliers de détails, le travail de narration de Florence Aubenas est marqué par une somme de subtilités qui donnent tout son sens à son discours.
On imagine mal PPDA aller passer l’aspirateur pendant six mois dans un restaurant Cofiroute
Problemo uno : le cloisonnement d’une société
De cette lecture, il ressort tout de même une impression amère. Car Florence Aubenas n’est pas n’importe qui. C’est une journaliste confirmée, respectée et irréprochable. Par conséquent, le premier problème qui se dégage de cette longue enquête, c’est ce sentiment déconcertant et décourageant que même une journaliste, de gauche sans doute, spécialisée et aguerrie, puisse découvrir avec autant d’effarement le degré de survie d’un pan entier de la population française. Une partie de la réponse à ce problème réside dans le fait que ces gens dont elle a partagé le quotidien ne vivent pas en même temps que nous. Ils sont dans un monde presque dissocié : vous les croiserez en quittant votre travail ou en y arrivant et peut-être aussi dans les centres commerciaux, à certains horaires. Mais c’est tout. Ils sont quasi invisibles.
Problemo deuxio : l’ultralibéralisme et un Etat dépassé
L’autre partie de la réponse pose directement le problème des excès de l’ultra libéralisme et, notamment, sur cette manie de la sous-traitance qui n’est rien de moins souvent qu’une manière à peine déguisée d’échapper au droit du travail et de se déresponsabiliser sous prétexte d’économies. On est écœuré par ce cynisme qui consiste à rémunérer les travailleurs à un tarif inférieur au Smic car c’est finalement ce qui se produit quand on paie un travail trois heures alors qu’il en nécessite cinq ou qu’on méprise les conventions collectives. Ce livre illustre le nivellement par le bas, la déresponsabilisation et l’absence de protection sociale d’un pan entier de la population. Derrière ce constat amer qui clôt mon jugement après avoir refermé le livre, je crois me retrouver non pas un siècle en arrière mais presque trois, à une époque où l’on appelait ce genre de travailleurs des serfs. Mélissa, la collègue de Florence, le dit dans le livre d’une autre manière : « Plus on nous fait travailler, plus on se sent de la merde. Plus on se sent de la merde plus on s’écrase. »
« Plus on nous fait travailler, plus on se sent de la merde. Plus on se sent de la merde plus on s’écrase »
Source: Benjamin Gans | StreetPress