Cher papa,
J’espère que tu liras en entier cette lettre que je t’adresse. Mai 2010 : ça va pas. En fait, ça va, mais c’est peut-être ça qui va pas. Tout est tracé : billet d’avion acheté, je m’apprête à m’envoler vers Dubaï pour un stage qu’on m’a offert dans une boîte de pub je ne sais comment ni pourquoi.
Mai 2010, y a aussi autre chose qui se passe : après un an à fantasmer, j’auditionne sans trop y croire à l’École nationale de l’humour. Ils m’acceptent. Le « tabarnak » que je lâche en apprenant la bonne nouvelle me pousse à croire que j’ai peut-être davantage peur du succès que de l’échec. S’ajoutent donc à ma liste « à faire » de cette semaine les éléments non négligeables suivants : apprendre à mes parents que je ne pars plus pour les Émirats, leur annoncer que j’ai été accepté à l’École de l’humour et leur apprendre que ça fait un an que je donne des spectacles dans les comedy clubs sans le dire à personne.
Coming out Ines, la fille des com de l’École, m’appelle pour m’informer que je serai mentionné dans un papier de La Presse. « Même que ça va faire la première page du cahier Arts et spectacles, samedi prochain », qu’elle m’a dit. Ça tombe plutôt bien. Comme vous êtes abonnés à La Presse, je décide de déléguer au quotidien la lourde tâche de vous aviser de ma petite réorientation de carrière. Sournois que je suis. Samedi arrive, mais moi je pars au boulot : je rate votre réaction. À mon retour, maman m’accueille avec une face de mon-Dieu-mais-qu’est-ce-qu’on-a-fait-pour-qu’il-veuille-devenir-humoriste. En voyant le journal, elle a dû se dire :
« Ben voyons, c’est qui ce jeune homme dans le journal qui porte le même nom, les mêmes vêtements et la même face que mon fils ? Mon garçon, humoriste ? Impo-fucking-ssible. »
Toi, papa, t’es plus posé que maman. Tu me demandes : « C’est vrai, tout ça ? », comme si c’est peut-être juste une mauvaise blague. Comme si, à un niveau insensé de déni, une partie de toi croit que j’ai convaincu les Desmarais de me backer dans ce poisson d’avril (en mai).
— C’est vrai.
— Tu vas aller à l’École de l’humour ? Tu vas étudier les blagues ?
— Oui.
— J’suis allé sur leur site web ; leur logo, c’est un rat avec un nez de clown assis sur un pupitre. T’es sûr de ce que tu fais ?
— Oui, j’suis sûr.
Dans ce numéro spécial étudiants, le crash-test des drogues de la performance, en immersion avec une fraternité au Québec, une journée au collège militaire, ou encore l’histoire d’amitié improbable entre un gars aveugle et le gars qui prenait ses otes.
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C’est faux. Je porte ma face de gars en contrôle. De gars qui a un plan, mais en vérité, je doute plus que jamais : l’humour vient tout chambarder. Cet art flou et instable. Toute ma vie, j’ai eu les notes, les Méritas et les diplômes pour chiffrer mes compétences. Pour mettre une valeur quantifiable, comparable et vérifiable sur mes talents. Là, rien n’est sûr. Et ça m’a pris du temps avant d’assumer complètement cette vocation. C’est sûrement pour ça que je me suis longtemps caché. Parce que je n’avais pas assez confiance en moi pour accepter la prétention que dans le futur, les gens paieraient pour m’écouter parler.
Merci Maman ouvre enfin la bouche : « On a vraiment peur pour toi, Rabii. » J’ignore pourquoi elle a si peur. Et de quoi. Je comprendrai peut-être quand j’aurai des enfants, mais là, je suis confus : vous avez vécu la guerre, maman et toi. T’as perdu ton père à 19 ans. Tu t’es enrôlé dans l’armée pour finalement aboutir chez Interpol. T’as survécu à un attentat. Et la cicatrice qu’ont laissée les fragments de bombe près de ton œil gauche te le rappelle chaque jour.
Difficile de te convaincre de la légitimité de mes « études en rire » quand toi, à mon âge, tu finissais ton quart de nuit, dormais une heure dans ta voiture, puis te rendais directement à l’université le matin. Ton uniforme encore sur le dos, tu rangeais ta AK47 dans ton casier, prenais tes livres et filais en classe, pressé de terminer tes études en droit avant que la guerre ne ravage le pays. T’as travaillé fort. Pour que je puisse foncer, que je puisse oser. Pour que je me fasse prendre à 200 km/h sur l’autoroute, même. T’as travaillé fort pour que ton fils puisse faire le con. C’est pour ça que je me suis lancé. Parce que si t’as survécu à tout ça, je vois pas pourquoi je ne survivrais pas au showbiz.
Je ne vois pas pourquoi ça n’irait pas.
Bien à toi.
Je vous aime, maman et toi.
P.S. : Aujourd’hui, je peux le dire sans incertitude : tout va bien aller.
On a vraiment peur pour toi, Rabii
bqhidden. T’as travaillé fort pour que ton fils puisse faire le con
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