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    05/05/2020

    « Aucun chemin n’était prévu. On partait chaque jour au hasard »

    Mehdi et Badroudine filment les oubliés de Calais à Marseille

    Par Inès Belgacem

    En mai 2017, Mehdi et Badroudine ont voyagé au hasard, de Calais à Marseille. Caméra au poing, ils sont allés à la rencontre de ceux que d’ordinaire on ne voit peu : ouvriers, migrants, chômeurs, routiers… Un docu à voir gratuitement.

    Demain le feu. C’est le nom du nouveau documentaire de Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah, deux journalistes qui ont fait leurs classes au Bondy Blog, avant de passer par France Inter et de publier deux romans. Sorti ce 30 avril, il est en accès libre sur la plateforme dédiée, demainlefeu.fr. Une balade de Calais (62) à Marseille (13), en passant par Saint-Quentin (02), Châteauroux (36), Fontgombault (36) ou encore Orange (84), pour raconter les peurs et les espoirs d’une France en pleine élection présidentielle, en mai 2017. « Leur point commun est d’appartenir à des catégories sociales ou à des espaces géographiques absents des considérations politiques et des espaces médiatiques », insiste Badroudine, quand Mehdi ajoute :

    « C’est un anti micro-trottoir. Dans celui de BFM TV, des gens répondent à une seule et même question : “Pour ou contre Emmanuel Macron”, “pour ou contre le coronavirus”. Ça fait entrer des gens dans un rôle. Ce film pose des questions différentes à des gens différents. »

    Tous les deux sont partis à la rencontre de migrants à Calais, de leur voisin tendance extrême-droite ; ou des ouvriers d’usine au piquet de grève, perdus et oubliés dans la diagonale du vide. « Aucun chemin n’était prédit, aucune ville n’était prévue. On partait chaque jour au hasard, à 100 km à chaque fois. » Une photographie de la France, qui raconte aussi les prémices des Gilets jaunes et des inégalités aujourd’hui observée pendant le confinement. En visioconférence, les deux réalisateurs ont raconté à StreetPress la genèse de leur film auto-produit.

    Pourquoi ce titre, Demain le feu ?

    Mehdi Meklat : Le titre est inspiré d’un livre de James Baldwin, La prochaine fois, le feu. On voulait le transformer en quelque chose de beaucoup plus concret. Ce titre prend aussi un écho particulier avec la fin du film, quand un jeune garçon à Marseille nous parle de révolution. Elle a eu lieu le lendemain, pendant les Gilets jaunes.

    Badroudine Saïd Abdallah : Quand on a commencé à tourner, le titre était Joli mai remix. On a fait cette traversée en pensant à Chris Marker [réalisateur du documentaire Joli Mai, tourné en mai 62, à la sortie des accords d’Évian et 17 ans après la Seconde Guerre Mondiale]. C’est notre film référence sur le projet.

    Quelles étaient vos envies en commençant ce film ?

    Mehdi Meklat : On savait qu’on voulait partir de Calais et arriver vers la mer. Il n’y a pas vraiment de thèmes ou de questions. On voulait voir ce sur quoi on tomberait. Ça n’est pas du tout un documentaire journalistique. Plutôt un film un peu au hasard, qui raconte un quotidien et un espoir latent. Une photographie d’un moment particulier en France.

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    Sur la route. / Crédits : Mehdi Meklat/Badroudine Saïd Abdallah

    Badroudine Saïd Abdallah : Ça se passe en mai 2017, en pleine élection présidentielle. On a donné la parole aux gens absents des considérations politiques et des médias. Et ils ont accepté de nous répondre. Pour croire à l’empathie, croire qu’on pourrait se mettre à leur place et comprendre.

    Mehdi Meklat : On n’a pas l’habitude de demander à quelqu’un : « Quelle est ta définition de la beauté » ou « Quels sont les rêves que tu fais ». Un routier qui fait 10.000 km par mois pour livrer des pommes de terre n’a pas l’habitude d’être arrêté par une petite équipe avec une caméra, pour lui demander ce qu’il ferait s’il gagnait au loto. Les gens étaient surpris. Mais ils répondent. Nous avions aussi une volonté d’apporter quelque chose de sensible et une forme de poésie, aussi.

    Qui sont les gens dans ce documentaire ?

    Mehdi Meklat : Ce sont les petits… C’est horrible comme terme, mais c’est celui qu’utilisent les dominants. Les « petites gens », les « gens qui sont en bas », au « ban de la société ». Aujourd’hui on fait une haie d’honneur aux caissières et aux routiers. Mais en 2017, ils nous racontaient qu’ils étaient acculés.

    Badroudine Saïd Abdallah : Ce qui transparaît dans ce portrait de la France – non exhaustif – c’est qu’il y a plusieurs pays dans le pays. Et le pays des petits, il était déjà inquiet en 2017, sur ce qui était en train de lui arriver dans la gueule en terme de violence sociale et politique. La lutte des Gilets jaunes a été la plus médiatique depuis le début du mandat d’Emmanuel Macron. Mais d’autres luttes sociales, moins médiatiques, ont aussi eu lieu et ont été très dures. Comme les longues grèves des soignants l’an dernier, qui étaient prémonitoires. Comme les mobilisations pour les migrants et les réfugiés, sachant que Gérard Collomb a fait voter les lois les plus répressives depuis 1945 pour les étrangers. Je pense aussi à la manifestation contre l’islamophobie, qui a eu un retentissement important au sein des institutions politiques de gauche. Le portrait de la France que l’on faisait en 2017 portait les signes avant-coureurs des luttes sociales défaites pour l’instant.

    Demain le feu sous-entend qu’une révolte populaire est inévitable. Vous vous attendiez à tant de colère et d’incertitudes chez les Français que vous avez interrogés, avant de commencer le tournage ?

    Mehdi Meklat : J’ai toujours pensé qu’il y avait une pression qui montait, comme dans une cocotte-minute. Quelque chose d’évident, qui arrivait à son ultime étape. La fin du film le raconte, quand le jeune garçon de Marseille parle de la révolution, du prix de l’essence, des discriminations. J’espère que le film raconte notre présent. D’où vient la colère, qu’est ce qu’elle raconte cette colère. L’absence de rêve et d’horizon montre comment notre pays est arrivé au stade ultime de la tension.

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    « J’espère que le film raconte notre présent ». / Crédits : Mehdi Meklat/Badroudine Saïd Abdallah

    Badroudine Saïd Abdallah : On a posé cette question des rêves à chaque fois. Il y avait un truc, comme si la possibilité de rêver était incongrue. L’idée de se révolter aussi n’appartenait plus non plus aux possibilités qu’ils pouvaient se donner. Leur inquiétude était de survivre.

    Le fil rouge du film est une voix off incarnée par Gérard Depardieu. Comment c’est arrivé ?

    Mehdi Meklat : Dans notre film fétiche, Joli mai, la voix est incarnée par Yves Montand. Pour raconter la France, on voulait une voix qui soit une voix de France. Et Depardieu c’est une voix très marquée. Elle est peut être même cliché ! C’est pour ça qu’on l’a choisie et on était très heureux qu’il accepte. On ne le connaissait pas et on l’a contacté pour le film. Il a aimé le projet et on a enregistré les voix chez lui.

    Finalement, qu’est-ce que votre documentaire dit sur la France ?

    Mehdi Meklat : Elle raconte une forme de solitude. Tous les gens qu’on a rencontré sont soit seuls face à une étape de leur vie, soit face à un système oppressif. Comme les ouvriers de GMS, qui se battent pour que leur usine ne ferme pas. Tous sont seuls face à une épreuve, intime ou politique. Ce film raconte aussi une forme d’espoir–désespoir. Puisque le film donne la parole à ces gens qui sont seuls, qui n’ont pas la parole, mais qui se battent pour vivre.

    Demain le feu, en intégralité :


    DEMAIN LE FEU from Maudits Pirates on Vimeo.

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