Le 23 février à 8h30, le téléphone de Karima sonne. Au bout du fil, le conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP) de son mari, incarcéré à la maison d’arrêt de Carcassonne depuis le 2 février. Son parloir est annulé. Karima n’a pas plus d’explications. Plus tard dans la journée, le CPIP la rappelle et lui indique qu’une « altercation » aurait eu lieu avec des surveillants la veille. Son mari a été placé au quartier disciplinaire. À partir de ce moment-là et pendant presque deux mois, elle n’aura plus aucun contact avec son conjoint.
Le 11 avril, elle se rend au tribunal de Carcassonne. Mohamed A. comparaît pour les chefs d’accusation de « rébellion », « outrage à une personne dépositaire de l’autorité publique », et « violence sur une personne dépositaire de l’autorité publique suivie d’une incapacité n’excédant pas huit jours ». Deux agents pénitentiaires de la prison de Carcassonne ont porté plainte contre lui suite à cette « altercation ». Ils accusent Mohamed A. d’avoir été particulièrement virulent après qu’on lui ai annoncé la suppression de son parloir. Durant la palpation, ils auraient trouvé un couteau dans sa poche. Le détenu aurait également lancé des insultes durant quasiment toute l’intervention comme : « Pute, salope, je te baise », « Vous êtes tous des pédés, sales français, sales fils de chien », « Batards », ou encore : « Vous avez besoin de vos petits chiens pour me rentrer en cellule », à l’intention de la cheffe de détention. Il aurait aussi porté des coups à deux surveillants, et menacé la cheffe de détention. Voilà pour la version des gardiens qui assurent n’avoir fait usage que de techniques réglementaires pour l’immobiliser.
Mais lors de cette première audience du 11 avril, la version de Mohamed A. n’a rien à voir avec celles décrites par les surveillants. Karima se souvient :
« Notre avocate est remontée des cellules, elle était en état de choc. Elle m’a dit : “Ton mari a été tabassé. Je ne peux pas parler, mais tu verras à l’audience.” »
« À l’audience », complète Karima, « mon mari a commencé à raconter les faits, il s’est mis à pleurer ».
La version des surveillants contestée
Condamné en première instance, Mohamed A. a fait appel de la décision. L’homme de 38 ans se tient debout dans le box, le corps penché en avant. Vêtu au jean bleu et au polo tricolore, il raconte à nouveau ce lundi 20 juin sa version des faits devant la cour d’appel de Montpellier. Le 22 février, à 9h45, ce barbu aux cheveux coupés court part chercher ses médicaments à l’infirmerie. Il est soigné pour bipolarité. Il se déplace en béquilles à cause de problèmes de dos, d’une hernie discale et de l’arthrose. À son retour, il passe devant le bureau de la cheffe de détention. Il s’arrête demander si sa demande d’échange téléphonique avec sa femme a été autorisée. « La cheffe de détention m’a dit : “Attendez deux secondes je reviens” », déclare-t-il les bras croisés dans le dos, comme s’il était encore menotté. Puis un surveillant serait arrivé et lui aurait demandé d’attendre plutôt dans la salle d’attente :
« Et là il a commencé à me dire : “Tu as de la chance d’être en béquille sinon je t’aurais défoncé”. »
À partir de ce moment, Mohamed A. reconnaît s’être énervé. Les surveillants le font sortir. Il croise de nouveau la cheffe. « Je lui ai demandé des comptes en lui disant : “Pourquoi vos surveillants m’ont dit ça ?” Elle a répété trois fois : “Vous remontez !” ». Selon lui, deux surveillants le raccompagnent à sa cellule. La cheffe de détention les suit. Il continue de lui demander des explications. S’il s’énerve verbalement, il explique n’avoir jamais été violent, ou voulu lui mettre un coup avec ses béquilles, comme indiqué par les gardiens. « Je ne peux pas rester sans mes béquilles. » Arrivé devant sa cellule, la cheffe de détention lui ordonne de rentrer. « Et là je n’ai même pas le temps de poser mes béquilles qu’un surveillant me tire par les pieds, que je reçois deux ou trois coups de poing et deux ou trois coups de pied. » Sa voix s’emporte :
« À chaque coup de poings, ma tête rebondissait sur le sol »
Sa femme, présente dans la salle d’audience, fond en larmes. Selon ses dires, il emporte dans sa chute toute sa vaisselle, qui s’éparpille sur le sol. Pendant qu’il reçoit les coups, il explique avoir essayé de se « cacher » sous son lit. Il aurait ensuite perdu connaissance. Il se réveillera, selon ses dires, dans les escaliers, les surveillants lui faisant une clé de bras.
Une fois au quartier disciplinaire, « ils s’y remettent à trois, plus le premier surveillant », continue le détenu à la barre sans s’arrêter. Sa femme se cache la tête avec ses mains. « Le premier me met des coups de poings, et le premier surveillant me met des coups de pied en disant : “Tu vas vite repartir d’où tu es venu” ». Il indique « perdre connaissance une nouvelle fois ». Il marque une pause. Sa voix se brise :
« Quand je reprends connaissance j’ai les jambes en l’air et les bras en l’air, et la seule chose qu’ils m’ont laissé c’est mon caleçon au niveau des cuisses avec de l’urine et de la matière fécale. Je vois mon caleçon rempli de merde. »
Au bord des larmes, il poursuit :
« Je le lave dans le lavabo, et là oui je les ai insultés, parce qu’il y avait de la peur, il y avait de la honte. »
S’il reconnaît les invectives, Mohamed A. conteste avoir prononcé l’insulte « sale français ». Il nie également la moindre violence. Il a d’ailleurs été acquitté pour ces faits en deuxième instance. (1) « Pas une seule fois je n’ai levé le petit doigt. »
Pour ce qui est du couteau retrouvé lors de la palpation dans sa poche, il s’agit, selon la procédure, d’un couteau de cantine, au bout rond, sans tranchant que tous les détenus possèdent dans leur cellule, et non d’un couteau dit « navette » pliant et tranchant, comme l’indiquait le premier surveillant dans son PV. Mohamed A. dément l’avoir sur lui au moment des faits. Selon lui, ce couteau serait simplement tombé lors de sa chute, comme le reste de sa vaisselle.
Deux jours après les faits, le détenu est emmené en garde à vue. Il sera examiné par un médecin qui révèlera : « hématome en lunette », « ecchymose périorbitaire gauche », « dermabrasion crâne », et « cervicalgies ». Pour son avocate, maître El Bouroumi, cela ne fait aucun doute que son client a été « roué de coups ».
Le jour de sa garde à vue, Mohamed sera examiné par un médecin qui révèlera : « hématome en lunette », « ecchymose périorbitaire gauche », « dermabrasion crâne », et « cervicalgies ». / Crédits : DR
Le premier surveillant Pedro G., indique pourtant dans son rapport d’incident, que StreetPress a pu consulter :
« Nous sommes intervenus rapidement, en neutralisant rapidement A. avec calme et professionnalisme. »
Dans son PV, il précise également avoir dû faire usage des « gestes réglementaires » pour le maîtriser car « le détenu se débattait ». Il ajoute avoir fait appel au médecin de la maison d’arrêt « afin qu’il visite immédiatement le détenu » pour constater qu’il « n’était pas blessé à la suite de ce qu’il venait de se passer ». La cheffe de détention confirme elle aussi dans son rapport d’incident que « l’usage de la force strictement nécessaire a été utilisé sans les moyens de contrainte. »
Les agents pénitentiaires indiquent avoir fait usage de « la force strictement nécessaire » et des « gestes réglementaires » pour maîtriser le détenu. / Crédits : DR
Des incohérences dans la version des surveillants
« Mais à aucun moment dans les procès verbaux des surveillants, on explique les cocards, et les blessures à la tête », lance maître El Bouroumi à la cour. « Dans les PV, aucun des surveillants ne dit la même chose. Et ils ne racontent pas non plus la même version dans les rapports d’incidents ou dans les auditions alors que mon client que ce soit à la première audience ou là, il raconte toujours la même histoire d’un seul trait », précise-t-elle à StreetPress. Elle regrette également qu’aucune image de vidéosurveillance n’ai été réquisitionnée et que le co-détenu de Mohamed A. n’ai pas été auditionné.
StreetPress a pu consulter les différents procès verbaux et rapport d’incidents des surveillants, et a pu recenser les incohérences. D’une version à l’autre, le nombre et les noms varient. En tout, cinq noms apparaissent. Kathia D., cheffe de détention, Pedro G., premier surveillant, et les agents Bruno E., Michel C., et Michel I. Aucun n’était présent à l’audience.
Concernant les scènes de violence, Bruno E. déclare : « Il m’a arraché le masque chirurgical, il m’a agrippé par le cou ». Pourtant, ni la cheffe de détention, ni les deux autres surveillants – présents à ce moment-là selon leurs PV – ne décrivent cette scène. Bruno E. parle aussi d’un coup reçu « au niveau de [son] front pendant que le détenu gesticulait fortement », au moment de le faire réintégrer sa cellule. Il aurait aussi ressenti « une douleur au poignet droit » pendant « la rébellion ». Mais il n’explique à aucun moment ce qui aurait pu provoquer cette douleur. La cheffe de détention, si elle écrit bien dans son rapport d’incident que « Lors de cette intervention Bruno E. a reçu un coup volontaire au niveau du front de la part du détenu », dans son PV on peut lire : « Concernant les blessures de monsieur Bruno E., je n’ai pas vu lorsqu’il a pris les coups, je pense que cela c’est passé dans sa cellule lorsqu’il a refusé la fouille intégrale ». Lors de l’audience l’avocate abonde :
« C’est une cellule de 9m2 mais elle n’a pas vu les coups alors qu’elle était à l’entrée de la cellule et qu’elle était avec eux ? »
Ce n’est que dans son certificat pour coups et blessures en date du 22 février, que Bruno E. explique la raison de cette douleur au poignet. « En le maîtrisant au sol par une clé, je me suis lésé le poignet droit. » L’ITT sera évaluée à trois jours. « Il a le poignet abîmé parce qu’il a mis des droites au client, c’est évident », lance maître El Bouroumi.
Les circonstances qui entourent les « blessures » du premier surveillant Pedro G., sont également très floues. La cheffe de détention écrit dans son rapport d’incident : « Lors de la fouille intégrale réglementaire en cellule disciplinaire, le détenu a (…) sauté délibérément sur le premier surveillant Pedro G. qui sera marqué à l’arcade sourcilière et à l’oreille gauche. » Pourtant Pedro G. indique n’avoir pas de trace : « Il m’a porté avec sa main un coup au niveau de l’oreille gauche, je précise que je n’ai pas de marque. » Et pour ce qui est de la blessure au front – soit disant donnée par le détenu – il précise :
« Une fois sur le lit, ses cannes lui ont été enlevées, par inadvertance j’ai pris un coup de canne au front (…) c’est un de mes deux collègues qui m’a heurté le front. »
« C’est évident qu’il s’est fait éclater. Il a été incarcéré 50.000 fois, il n’a jamais eu de problèmes. Pourquoi d’un coup il se mettrait à sauter sur la directrice ? », relance maître El Bouroumi, remontée.
Concernant la blessure au front de Pedro G. – soit disant donnée par le détenu –, le surveillant précise dans son PV que ce serait son collègue qui l'aurait heurté au front avec la béquille du détenu. / Crédits : DR
Transféré dans une autre prison
À propos de ces incohérences, l’avocate déclare à StreetPress : « On est dans un dossier typique de violences. Ils organisent un dossier, parce qu’ils sont emmerdés parce que les agents pénitentiaires l’ont roué de coups. Ils se précipitent pour faire des procédures car il faut expliquer pourquoi il a des cocards et des bosses de partout. » Et ajoute :
« Je suis fatiguée de ce genre de violences. »
Après cette altercation, Mohamed A. a été transféré à la maison d’arrêt de Perpignan. Il aurait de nouveau été placé à l’isolement jusqu’au 10 juin. Selon sa femme, il aurait été privé de douche durant un mois et de certains repas. À ce sujet, elle a écrit par mail au directeur de la prison de Perpignan, ainsi qu’à la direction interrégionale des services pénitentiaires de Toulouse. Elle a également saisi la Défenseure des droits. (2)
(1) Dans une décision rendue le 5 juillet par la cour d’Appel de Montpellier, Mohamed A. a été acquitté pour les faits de « violence sur une personne dépositaire de l’autorité publique suivie d’une incapacité n’excédant pas huit jours » et condamné à un an de prison ferme pour « rébellion », et « outrage à une personne dépositaire de l’autorité publique ».
(2) Joint par téléphone, les services de cette dernière nous confirme qu’une instruction est en cours.
Karima et Mohamed A. via leur avocate Maître El Bouroumi se réservent le droit de porter plainte pour ces violences présumées.
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