« J’ai pensé à plein de choses. Même à en finir. Je souffrais trop, je ne voyais pas le bout du tunnel. » Agnès (1) a bientôt 50 ans, dont 20 années dans la magistrature. En 2018, alors qu’elle est juge des enfants, un mineur lui lance une chaise à la figure. Si son agression a été qualifiée d’accident du travail, elle n’est pas accompagnée par l’administration. La médecin du travail n’a par exemple jamais été informée de son cas. Agnès a pourtant des douleurs inflammatoires de plus en plus vives, notamment aux épaules, ou des maux de dents. Dès qu’il y a des tensions, elle a des maux de tête « très très violents » qui la paralysent et l’empêchent de parler :
« J’en ai parlé à mon généraliste, il a eu peur que je fasse un AVC. »
En privé, ça ne va plus. « Quand le président faisait mes évaluations et parlait de l’agression, disait que j’étais courageuse, je pleurais dans son bureau », se rappelle la juge. Lors des situations de stress, « très courantes quand on est juge des enfants », elle se retient de craquer.
La presque quinqua a tenu plus de trois ans avant de prendre du recul et d’accepter un arrêt de travail. Agnès estime n’avoir été ni aidée ni soutenue par l’administration judiciaire. S’ajoute la « faible peine » de son agresseur selon elle – il a été condamné à un an de prison. Le tout a créé « un stress post-traumatique », selon des spécialistes qu’elle a rencontré :
« La souffrance au travail dans la justice, c’est très important mais les collègues n’en parlent pas, c’est encore très tabou. »
Le thème a commencé à être médiatisé en novembre dernier, quand plus de 3.000 magistrats et une centaine de greffiers ont signé dans Le Monde une tribune pour dénoncer les conditions de travail dans la justice. Parmi les magistrats, on retrouve bon nombre de juges, de procureurs ou des substituts (ceux qui assistent les procureurs). Tous estiment la justice actuelle « maltraitante » et dans une approche « gestionnaire ». Depuis janvier, les syndicats des personnels judiciaires comme l’USM, le Syndicat de la magistrature (SM), la CGT, l’Unsa et la CFDT demandent la désignation d’un expert pour évaluer les conditions de travail dans les juridictions. Ils se sont toujours heurtés à un refus de la Chancellerie (autre nom du ministère de la Justice). En mars 2022, un greffier stagiaire a pourtant tenté de se suicider à Mayotte, dénonçant dans sa lettre d’adieu des conditions de travail « honteuses ». Ce n’est malheureusement pas le seul : plusieurs suicides et tentatives ont émaillés la justice ces 12 derniers mois.
Une justice maltraitante
« On connaît évidemment et malheureusement des gens en burnout quand on est représentant syndical, on voit le caractère systémique. L’absence de réponse du ministère montre qu’on ne veut pas en parler », pointe Thibaut Spriet, secrétaire national du SM. Le syndicat a réalisé une enquête interne pour s’enquérir des conditions de travail de leurs membres. Plus de mille ont répondu. Parmi eux, 76,6% considèrent que la charge de travail a un impact sur leur santé psychique ou physique. 20 points de plus qu’il y a trois ans. « Des gens sont bouffés, à la limite de la dépression. Je n’ai jamais entendu autant de gens arrêtés pour des burnouts ou des épuisements professionnels. C’est quelque chose qu’on entend quasi-quotidiennement », souffle Marie Bougnoux, vice-présidente de l’association Amour de la justice, qui souhaite établir des propositions pour réformer le secteur.
190 personnes ont d’ailleurs confié dans l’enquête interne du SM avoir dû s’arrêter de travailler. C’est le cas de Floriane Chambert, 30 ans, qui a démissionné en septembre 2020 après un an d’exercice à Mayotte. Elle entre rapidement en lutte avec son président et est harcelée avec un collègue. « On nous a enlevé des fonctions, fait des reproches, refusé des vacances, des formations… Des humiliations publiques. Des mails pleins de gravité à mettre tout le monde en copie », se souvient-elle.
Après un an, la jeune femme ressent « un espèce d’épuisement énorme, autant physique que mental » : elle fait des crises d’angoisse et perd ses cheveux. Dans sa lettre de démission, qui sera citée dans la tribune des 3.000 magistrats, elle écrit :
« J’ai vu bien trop de collègues en souffrance, qu’ils se l’avouent ou le dénient. Que fait l’institution de cette souffrance ? Elle la tait, comme elle tait ses manifestations : les abus d’autorité, le harcèlement, le surmenage, ou même les suicides. »
Crise d’angoisse et manque de soutien
« Les risques psychosociaux, c’est très tabou et très mal vu chez nous. Quelqu’un qui fait un burnout, une crise d’angoisse ou une crise de panique est quelqu’un de fragile pour le métier », analyse Jérôme Pauzat, président de l’association Amour de la justice et coordinateur régional de formation du Grand-Est à l’École nationale de la magistrature (ENM). Sa comparse Marie Bougnoux abonde :
« Je me dis qu’on est coupable, parce qu’on entretient un manque de soutien dans notre corps. Voire on se tire des balles entre nous. »
Céline (1) a commencé à faire « des crises d’angoisse massives » quand elle a lu des témoignages de magistrats en souffrance. Elle est juge d’instruction dans le centre de la France et s’y reconnaît trait pour trait. Depuis cinq ans, sa charge de travail n’a cessé d’augmenter. Elle craint d’être « à un pas de ne plus être capable de sortir du lit pendant six mois, de ne plus être capable de réfléchir ou de m’occuper de mes enfants ». À l’époque, Céline s’endort à 21h, épuisée par sa charge de travail sur son canapé et se réveille à 2h du matin en ne pensant qu’à ses dossiers. Pour les finir, la magistrate admet travailler « en cachette » de son mari quand elle est chez elle : « Le weekend, il m’arrive de lui dire que je vais faire une sieste alors que je travaille une heure dans mon lit. » Son médecin a voulu l’arrêter deux semaines. Elle n’en accepte qu’une, avec des antidépresseurs. « C’est la première fois que j’en prenais », confie-t-elle. Impossible pour elle ou ses collègues de s’arrêter davantage vu la charge de travail. Céline se souvient de tous ces magistrats ou greffiers venus l’un avec le dos voûté, l’autre en boitant. Certains avec des angines, d’autres avec une cystite ou la grippe. « Des arrêts maladie pour ça, ça n’existe pas chez nous. C’est jusqu’à ce que les gens craquent », lance Céline. Jérôme Pauzat a, lui, fait trois pneumopathies durant sa carrière :
« Je ne me suis jamais mis en arrêt de travail le temps qu’il faudrait car j’avais trop de travail. Si je le faisais, personne n’allait rattraper ça pour moi. »
Des conséquences sur la vie privée
Anne-Laure Maduraud est une ancienne juge des enfants. Elle a démissionné l’année dernière après 16 ans dans la magistrature, « lessivée » entre ses fonctions et sa vie familiale « un peu compliquée », avec un fils qui a des troubles du comportement :
« C’est compliqué quand on est juge des enfants de se dire qu’on n’est pas dispo pour son propre enfant qui ne va pas très bien. »
Jérôme Pauzat a également « pris sur sa vie privée » pour réussir à accomplir son travail. « Oui, des couples explosent car on n’est pas présent », raconte-t-il. Le magistrat détaché à l’ENM a été père divorcé pendant quelques années, quand il était vice-procureur à Épinal :
« C’était la croix et la bannière. Les week-ends de permanence où j’avais ma fille, ce n’était pas rigolo. Des fois, elle a dû venir avec moi au bureau. »
Il y a quelques années, Céline tombe enceinte alors qu’elle est épuisée et sur les nerfs. Elle finit par accoucher à seulement six mois de grossesse :
« Mon mari m’a dit : “À cause de ton travail, on a failli perdre notre enfant”. »
Une justice dégradée
Comment expliquer que les magistrats en arrivent à de telles situations ? Pour Céline, ça a empiré quand son service a été « flingué » par la Chancellerie au milieu des années 2010 quand une de ses collègues n’a pas été remplacée. La juge d’instruction gérait alors 80 dossiers – un stock « raisonnable ». Aujourd’hui, elle est entre 115 et 120. Le ministère a préféré placer un nouveau juge dans un autre secteur du tribunal en crise depuis des années, sans réussir à le sauver. Depuis, elle fait comme elle peut et a l’impression « de creuser sa tombe ».
Quand il a commencé en 2004, Jérôme Pauzat est juge d’application des peines à Bar-le-Duc (55). Il a en charge plus de 1.000 dossiers de détenus. En plus, il préside le tribunal correctionnel, la chambre des intérêts civils, « de temps en temps » les comparutions immédiates et va comme assesseur aux assises. Il se souvient d’audiences qui finissaient à 1h ou 2h du matin, et des convocations qui reprenaient le lendemain à 9h. Le magistrat note :
« On vit dans la magistrature dans l’illégalité par rapport au droit du travail. »
Dans l’enquête interne du SM, 88,4% ont estimé que la charge de travail avait un impact sur sa qualité. Dix de plus qu’il y a trois ans. Cette pratique dégradée contribue à une « perte de sens » dans le milieu, comme l’expliquent Floriane Chambert ou Jérôme Pauzat. « On a tous à un moment hésité à partir », assure celui encore en poste. Les magistrats s’interrogent sur leur « crédibilité auprès des citoyens », qui ne voient évidemment que la fin du problème : des délais de jugement extrêmement longs.
Tout ça a bien-sûr des conséquences sur la qualité de la justice. « On s’est rendu compte que nos chefs étaient de plus en plus des gestionnaires, dans des logiques de questions de flux », se rappelle Anne-Laure Maduraud. « Le souci, c’est le fond : on ne donne aucune impression de bien juger », soulève Anne-Sophie Wallach, juge et secrétaire nationale du SM. En cause aussi pour Floriane Chambert les réformes prises depuis des années « qui ne sont pas tournées vers la bonne justice, mais la justice rentable ». On a par exemple déjà demandé à Anne-Laure Maduraud de diminuer ses temps d’audience ou même de ne pas du tout en faire :
« C’est illégal. On s’assoit sur les règles de procédures. Mais c’est ce que font beaucoup de juges des enfants. »
On lui a aussi proposé de bâcler ses décisions écrites, un travail qui permet pourtant aux gens jugés de comprendre la décision de justice. Elle est loin d’être la seule. « Fais un copier-coller de ce que le procureur a rendu », ont déjà proposé certains collègues à Céline. Elle s’énerve :
« J’aurais donc passé un an et demi, deux ans ou peut-être plus sur des dossiers et je les terminerais par un copier-coller ? D’un parquetier qui aura été lui-même rempli de boulot et qui aura un peu bâclé son travail ? On se fout de ma gueule. On nous fait craquer avec un mépris du service public qui est désarçonnant. »
Une demande d’expertise refusée
Le 29 juin dernier, une vingtaine de personnes se sont massées sur les quatre rangées de bancs de la petite salle du tribunal administratif de Paris. Un ventilateur tourne sur le président et le public, à cause de la chaleur. Puisqu’ils se sont heurtés pendant des mois à un refus du ministère de la Justice de mettre en place une expertise, les syndicats et des membres du Comité d’Hygiène, Santé, Sécurité et Conditions de Travail (CHSCT) de la Chancellerie ont saisi la justice. Dans sa plaidoirie, l’avocate du groupement fustige la réaction du garde des Sceaux après la tribune de novembre, « quasiment inexistante ». « Ils ont fait un mail pour dire qu’ils prenaient la mesure des problèmes et qu’ils allaient poursuivre les actions en cours et mettre en place des États généraux », grince maître Krivine, l’avocate des syndicats :
« La seule chose qui compte pour le ministère est de ne pas avoir un expert indépendant, agréé, qui vienne fourrer le nez dans ses affaires. C’est son seul objectif. »
« Ça me paraît outrancier de dire que le ministère n’a rien fait pour régler cette crise », conteste le représentant de la Chancellerie. Et de citer la mise en place d’un tutorat des magistrats, le recrutement de psychologues, la mise en place d’un numéro vert, l’augmentation des budgets et les 2.000 contractuels « pérénnisés ». En clair, pour les envoyés du garde des Sceaux, le ministère n’est pas indifférent aux conditions de travail de ses agents, mais conteste l’urgence de la situation. La requête des syndicats a finalement été rejetée début juillet par le tribunal administratif. Durant l’audience, le président a pourtant glissé qu’ici aussi, on souffrait.
(1) Les prénoms ont été changés.
Face au péril, nous nous sommes levés. Entre le soir de la dissolution et le second tour des législatives, StreetPress a publié plus de 60 enquêtes. Nos révélations ont été reprises par la quasi-totalité des médias français et notre travail cité dans plusieurs grands journaux étrangers. Nous avons aussi été à l’initiative des deux grands rassemblements contre l’extrême droite, réunissant plus de 90.000 personnes sur la place de la République.
StreetPress, parce qu'il est rigoureux dans son travail et sur de ses valeurs, est un média utile. D’autres batailles nous attendent. Car le 7 juillet n’a pas été une victoire, simplement un sursis. Marine Le Pen et ses 142 députés préparent déjà le coup d’après. Nous aussi nous devons construire l’avenir.
Nous avons besoin de renforcer StreetPress et garantir son indépendance. Faites aujourd’hui un don mensuel, même modeste. Grâce à ces dons récurrents, nous pouvons nous projeter. C’est la condition pour avoir un impact démultiplié dans les mois à venir.
Ni l’adversité, ni les menaces ne nous feront reculer. Nous avons besoin de votre soutien pour avancer, anticiper, et nous préparer aux batailles à venir.
Je fais un don mensuel à StreetPress
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER