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    26/06/2023

    « Il y a quelques années, c’était zombieland »

    À Mayotte, les ravages de la drogue « chimik »

    Par Cyril Castelliti , Louis Witter

    Importée à Mayotte au début des années 2010 par un fonctionnaire métropolitain, la chimik est une drogue de synthèse devenue un fléau dans le 101e département français. Des consommateurs et des dealers racontent leur descente aux enfers.

    Mamoudzou, Mayotte (976) – Une femme au regard vide et à l’air hagard, s’avance sur le terrain de jeu qui jouxte la place de l’ancien marché. Il est 9h du matin dans le centre de Mamoudzou, la capitale mahoraise. L’endroit est connu pour ses consommateurs de drogue, qui s’y retrouvent à la nuit tombée. Cheveux courts et couches de vêtements empilées sur le dos, elle s’avance vers Djah. L’homme de 60 ans porte lui des lunettes noires et boit une bière tiède. Le badaud traîne souvent par ici, ou pas loin, et connaît bien les habitués de cette place. Désorientée, la femme balbutie quelques mots avant de s’agiter et de filer au loin. Djah lève les yeux au ciel :

    « Voilà ce que tu deviens à force de fumer cette merde de chimik : un zombie. »

    La chimik est à l’origine un cannabinoïde synthétique, en clair, une reproduction de produits que l’on trouve dans la plante de cannabis. Cette drogue se présente sous l’aspect d’une poudre. Les dealers la diluent avec de l’alcool – parfois de l’alcool à brûler – avant d’en imbiber le tabac et de la rouler en cigarette. « J’ai bien connu cette femme. Elle était clean avant que son mec ne la fasse fumer », poursuit Djah. « Aujourd’hui, elle est folle, dort dehors et conservera des séquelles à vie. » Une bouffée de chimik provoque un choc anesthésiant et enlève l’envie de boire et de manger. Un dosage trop important peut être fatal. « J’ai perdu deux amis comme ça. » Lui promet n’y avoir jamais touché. Les yeux encore fixés sur la toxicomane, que plus rien ne semble connecter à la réalité, il raconte avoir été enseignant et musicien dans une autre vie. Avant de traîner ici :

    « Il y a quelques années, cette place, c’était zombieland. On fumait, on dormait et on mourait. »

    Importée sur l’île au début des années 2010 par un fonctionnaire métropolitain depuis condamné, la chimik est à l’origine de nombreux drames dans le 101e département français. Aujourd’hui plus discrète, ses ravages sont toujours visibles, notamment chez les ados et jeunes majeurs. « La chimik est présente dans 75% des cas lorsqu’un jeune arrive en crise », estime un infirmier aux urgences psychiatriques du centre hospitalier de Mayotte (CHM). Accessible en petite dose dès cinq euros, cette drogue est particulièrement présente chez les adolescents en errance dans les quartiers les plus précaires. En off, un gradé de la police municipale de Mamoudzou complète : « Cette drogue est aujourd’hui moins visible dans l’espace public car nous sommes beaucoup plus présents. Mais les consommateurs sont toujours là. Ils se cachent seulement dans les hauteurs pour fumer. C’est un combat difficile ».

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    Djah a déjà « perdu deux amis » avec la chimik. Une bouffée de cette drogue provoque un choc anesthésiant et enlève l’envie de boire et de manger. Un dosage trop important peut être fatal. / Crédits : Louis Witter

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    Un facteur de la délinquance

    « J’étais accro. J’en consommais tous les jours pendant plus de deux ans. » Achim (1), presque 30 ans, a le visage émacié par un quotidien de galères. Il raconte son addiction, ses moyens pour la financer, mais aussi les raisons qui l’ont poussé à en vendre. Aujourd’hui repenti et sevré, il confie amer :

    « Je savais que j’allais payer un jour ou l’autre pour tout le mal que j’ai fait. »

    Il fume de la chimik pour la première fois au collège. Sa deuxième consommation le conduit directement aux urgences. « J’ai juste tiré quelques bouffées et je me suis évanoui. » Ce qui ne l’empêchera pas de recommencer et de développer rapidement son addiction. La chimik est devenue un terme générique, qui désigne le fait de consommer une poudre en cigarette. Elle regroupe aujourd’hui la consommation d’un certain nombre de produits qui intègrent des cannabinoïdes synthétiques, mais sûrement aussi de la méthamphétamine.

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    Achim a fumé de la chimik pour la première fois au collège. C'est devenu une addiction. Il a vendu tous ses vêtements pour financer sa consommation. Le garçon se sentait tendu quand il ne l’a pas. / Crédits : Louis Witter

    Le jeune Achim n’en a aucune idée. Il n’en a que faire, il veut sa dose quotidienne. Il vend tous ses vêtements pour financer sa consommation. Le garçon se sent tendu quand il ne l’a pas. Certains de ses amis le sont encore davantage et deviennent violents. « Décompensation psychotique, désorganisation psychique, violence extrême, désinhibition totale, insensibilité… », énumère un médecin spécialiste de la santé mentale, qui témoigne dans le contexte tendu du plan Wuambushu et a préféré rester anonyme. « Le consommateur perd toute notion du réel. Il peut frapper et tuer sans se rendre compte de ce qu’il fait. » Il ajoute :

    « Si on parle de la délinquance à Mayotte sans prendre en compte cette dimension toxicologique, on passe à côté du problème. »

    Aux racines du mal

    L’arrivée de la chimik à Mayotte remonte au début des années 2010. À l’époque, Omar (1) est l’un des seuls grossistes de l’île. Ce quadragènaire énergique et souriant se souvient bien de cette révolution, mais surtout de son importateur : un employé du conseil départemental de Mayotte. Un homme à première vue quelconque :

    « Ce fonctionnaire s’appelait Christophe. Au départ, la chimik qu’il importait était uniquement pour sa consommation personnelle. Il traînait avec des jeunes de Cavani et a commencé à leur faire goûter. »

    Christophe sent rapidement l’engouement autour de lui. « Quand il a compris qu’il y avait du pognon à se faire, il en a importé des kilos. » Mélanger des produits de synthèse avec du tabac n’est pas une pratique répandue. Surtout, le business est légal : le fonctionnaire commande sur internet cette poudre qui n’est pas classée comme une drogue, mais comme ​​un « produit chimique de recherche » à destination des laboratoires.

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    « Il y a quelques années, cette place, c’était zombieland. On fumait, on dormait et on mourait », lance Djah. / Crédits : Louis Witter

    Une combine que Christophe a précieusement gardée pour lui jusqu’à ce qu’un jour, bourré, il finisse par lâcher le morceau à Omar. C’est le début de son propre business. « Nous n’étions pas plus de cinq sur l’île à connaître le plan », se souvient-il. En quelques semaines, le grossiste réalise un chiffre d’affaires de plusieurs dizaines de milliers d’euros. Lui prend soin d’éviter d’en consommer, pour ne pas subir le même sort que Christophe :

    « Tu rentres dans son bureau, il était déjà complètement déchiré. Après un temps, il n’allait même plus au travail. Tu le voyais zoner à Mamoudzou, comme tous les autres zombies. C’est ce qui a contribué à ce qu’il se fasse soulever. »

    En 2014, le fonctionnaire est finalement écroué pour trafic de stupéfiants, contrebande de marchandise dangereuse pour la santé et exercice illégal de la profession de pharmacien. Deux kilos de came sont saisis à son domicile.

    Quant à Omar, il aurait arrêté son trafic de lui-même. « Une fille qui s’est fournie avec ma came, a fumé une dose quasi-pure. Elle a failli caner sur le coup. Je l’ai vue sous oxygène, prise en charge par les services d’urgences. Là, je me suis vraiment senti mal. »

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    La spirale du trafic

    Mais les quatre premières années de trafic de chimik ont été insidieuses et d’autres grossistes ont pris la place d’Omar et de Christophe. Dans le plus petit département d’outre-mer, Achim a pris le rôle de petit dealer dans son quartier :

    « L’objectif n’était pas de devenir riche, mais de payer les frais de scolarité de ma sœur en école privée. Mon père n’étant plus de ce monde, j’ai assumé à 100% jusqu’au bout. »

    Le consommateur s’est sevré « tout seul. Juste en restant fort mentalement ». Assisté par un ami, il s’est ensuite lancé dans ce trafic. Il n’en est pas fier, tout en assumant ses contradictions, et veut préciser qu’il a porté une attention toute particulière au dosage de ses ventes.

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    Addict à la chimik, Achim s’est sevré « tout seul ». Mais il s’est ensuite lancé dans ce trafic pour « payer les frais de scolarité de ma sœur en école privée ». Il n’en est pas fier et a fait de la prison. / Crédits : Louis Witter

    400 euros les bons jours, un peu moins les autres, dont une partie réinvestie pour se fournir. Leur combine est bien rodée : « Mon ami ramène la poudre d’Anjouan [une île de l’archipel des Comores située dans l’océan Indien]. On la mélange ensuite avec de l’alcool avant de l’imbiber dans une dose de tabac à rouler. Je la vends ensuite dans des petits pochons, généralement de cinq à dix euros. D’apparence, ça ressemble à du tabac à rouler normal ». La preuve que la chimik a étendu son influence dans le reste de l’archipel, y compris aux Comores et à la Réunion.

    Il existe un flou juridique quant à la légalité ou non de la poudre d’origine qu’est la chimik. Les vendeurs peuvent être attrapés pour « exercice illégal de la profession de pharmacien », – même s’il arrive également que le terme de drogue apparaisse dans des procédures. Il n’est en tout cas pas difficile de s’en procurer. La plateforme où commandait Christophe et Omar est d’ailleurs toujours en ligne et facile d’accès. Toujours est-il que pendant plus de deux ans, Achim n’est pas inquiété : « Il y avait toujours du monde qui défilait chez moi. Parfois, la même personne pouvait passer trois à quatre fois par jour pour m’acheter une dose de cinq euros. »

    Après avoir passé une partie de sa vie en situation irrégulière, Achim obtient des papiers et envisage de quitter Mayotte et ses trafics. Mais avant même de concrétiser ce projet, il est appréhendé dans un supermarché dans le sud de Mayotte où il achetait une canette :

    « Je leur ai dit : “Je sais pourquoi vous êtes là”. Une balance m’avait dénoncé. »

    Il est enfermé plusieurs mois dans les cellules surpeuplées de la prison de Majicavo, sur l’île. « J’ai payé ma dette envers la société », affirme-t-il avec autant de force que de remords. Religieux, il pointe son index vers le ciel :

    « Je n’ai pas encore payé ma dette envers Dieu. La prison c’est du passé, mais tout ce qu’on fait ici sera finalement jugé là-haut. »

    Depuis, il est devenu plus compliqué de trouver de la chimik à Mayotte. « Ce n’est pas dû à la présence policière, mais surtout à des difficultés d’acheminement », pense savoir Omar. « Beaucoup ont également arrêté d’eux-mêmes en voyant les ravages provoqués par cette drogue. Désormais c’est le shit qui est omniprésent sur les points de deal. » Achim abonde et pense souvent aux derniers consommateurs de chimik :

    « Mon message à ces jeunes, c’est tire-toi le plus rapidement de là poto. Ce que tu consommes a déjà commencé à te tuer, et tuera bientôt d’autres personnes. »

    (1) Les noms ont été changés.

    Enquête de Cyril Castelliti et de Louis Witter. Photographie de Une de Louis Witter.

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