Quartier Villejean, Rennes (35) – La sonnerie de l’école primaire a retenti depuis un moment. Mais, en ce jour de novembre, Jessica (1) reste figée près de la grille rouillée, les larmes aux yeux. Jusqu’à ce que Régine l’aborde. « Tout va bien à la maison ? » lui intime-t-elle doucement. La quadragénaire, piercing au nez et longues dreadlocks décolorées, fait partie du collectif Kuné, un groupe de femmes investies dans la vie du quartier Villejean de Rennes. « Neuf d’entre nous luttent contre les violences conjugales. Nous sommes formées à l’écoute si vous souhaitez discuter. » La mère de famille accepte brièvement l’invitation et s’autorise quelques rares confidences sur les coups et insultes de son conjoint. Avant de s’en aller avec en poche le numéro de la militante et de son association, sans savoir si elle les contactera. Plus tard, Régine débriefe :
« MeToo n’a pas atteint nos quartiers populaires où l’on a tendance à considérer les violences conjugales comme un problème de blanc. »
En septembre 2023, elle a fondé Les Clandestines, un discret groupe de neuf femmes maîtrisant une vingtaine de langues. Toutes agissent dans l’ombre pour combattre les violences de genre, recueillir la parole et accompagner les femmes dans le besoin. Une initiative qui fait suite au meurtre de Marie Thakizimana, 45 ans, étranglée par son compagnon en avril 2022. Ce féminicide, qui aurait pu être évité si Marie avait obtenu une protection de la police après la libération de son ex, fait l’effet d’un électrochoc dans le quartier. Tant pour les Clandestines que pour les victimes. « Beaucoup d’habitantes ont pris conscience qu’au-delà des coups et des insultes, elles pouvaient mourir. Mais à l’époque où Marie a porté plainte, c’est à elle que les gens du quartier ont reproché d’avoir parlé, d’avoir lavé son linge sale en public », d’après Stella, une Clandestine.
En septembre 2023, Régine a fondé Les Clandestines, un discret groupe de neuf femmes qui agissent dans l’ombre pour combattre les violences de genre, recueillir la parole et accompagner les femmes dans le besoin. / Crédits : Louise Quignon
« On est des femmes moutons que les hommes dirigent »
« Dans nos pays d’origine, on apprend aux femmes à se soumettre aux hommes, à voir les violences conjugales comme un signe d’amour. » Stella est d’origine burkinabée. Dreadlocks relevées en queue-de-cheval, regard de guerrière surligné d’un trait d’eye-liner, elle n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds et à taire ses idées bien tranchées sur le sujet. « On est des femmes moutons que les hommes dirigent », assure-t-elle. « Et celles qui refusent, sont mal vues. » À l’âge de 15 ans, après des années de souffrance, Stella a réuni tout le courage qu’elle avait pour dénoncer l’inceste de son oncle. Depuis ses huit ans, cet homme s’introduisait la nuit dans sa chambre pour l’agresser sexuellement en la touchant intimement. L’enfant ne sait se coucher autrement que la peur au ventre. En retour, sa famille l’a traitée de menteuse :
« Pour beaucoup de Burkinabées, les violences intrafamiliales et sexuelles restent un sujet tabou dont on ne doit pas parler. Sinon, comme pour moi, on se retrouve accusé de vouloir détruire la famille. »
Dreadlocks relevées en queue-de-cheval, regard de guerrière surligné d’un trait d’eye-liner, Stella n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds : « On est des femmes moutons que les hommes dirigent », assure-t-elle. « Et celles qui refusent, sont mal vues. » / Crédits : Louise Quignon
Alors en marche féministe, ou lors d’événements dans le quartier, dès qu’elle attrape un micro, Stella répète inlassablement les violences auxquelles sont confrontées les femmes. « Laissez-moi vous raconter l’histoire de Karima (1) », a-t-elle scandé le 25 novembre, lors de la manifestation annuelle contre les violences de genre à Rennes. « C’est une femme de ménage de 58 ans, battue par son mari et qui ne porte pas plainte faute de papiers. L’histoire de Nadia (1), 25 ans, qui pour ne pas décevoir sa famille attend depuis trois ans son mariage avec un homme qui l’enferme et la viole. »
À l’ombre des tours HLM où elles habitent, les Clandestines sont des habitantes d’apparence comme les autres. Elles recueillent pourtant incognito la parole des femmes qu’elles croisent à l’école, au marché, dans l’ascenseur. Stella aborde régulièrement ses voisines dans son hall d’immeuble « pour papoter. Souvent, elles me répondent que tout va bien et s’en vont, mais quelques-unes attrapent ma main tendue ». Elle se rappelle cette étudiante très désorientée qu’elle a rencontrée début novembre. Le corps agité et les gestes saccadés, elle appuyait frénétiquement sur les boutons de l’ascenseur et ne semblait pas se rappeler son étage de destination. Après s’être installée avec elle sur un banc du square voisin, Stella s’est activée à rassurer la jeune fille, qui finit par évoquer le viol qu’elle a subi l’an dernier. La Clandestine l’a vu partir et n’a jamais eu aucune nouvelle d’elle : « Je ne dois pas la forcer à revenir. Mais j’ai pu lui donner des numéros d’aide et elle sait que je suis là si besoin ».
À l’ombre des tours HLM où elles habitent, les Clandestines sont des habitantes d’apparence comme les autres. / Crédits : Louise Quignon
Elles recueillent pourtant incognito la parole des femmes qu’elles croisent à l’école, au marché, dans l’ascenseur. / Crédits : Louise Quignon
Un relais d’aide et de confiance
« Beaucoup ne connaissent pas les associations officielles vers qui se tourner », commente Fatima, une mère de quatre enfants. En 2017, mue par la volonté de protéger ses enfants, elle se rend au commissariat pour rapporter les maltraitances de son mari. Visage rond, sourire timide, la mère d’origine algérienne raconte qu’à cette époque, elle est essorée. Les années de dévalorisation et une vie soumise aux désirs d’un conjoint violent ont sapé toute forme de confiance en elle. La police la dirige vers le Centre départemental d’informations sur les droits des femmes et des familles (CIDFF). Un service qui informe, oriente et accompagne les femmes dans l’accès au droit et lutte contre les violences sexistes. Une procédure classique, dès qu’une plainte pour violence de genre est enregistrée. Mais si « les gens du CIDFF m’ont aidée à écrire les papiers pour l’avocat », explique Fatima :
« Je leur ai caché beaucoup de mon histoire : leur manière de parler et leurs questions m’ont perturbée. Nous, on ne parle pas de ça à des inconnus. »
Bloquée par sa mauvaise maîtrise du français, elle ne leur dit rien des insultes, de la soumission, de la maltraitance subie aussi par les enfants, de l’absence d’argent… « par peur qu’ils me soient enlevés ». La mère de famille a ensuite fui son mari et la ville où tous deux résidaient dans le nord de la France. Au détour d’un cours de sport organisé à la maison de quartier de Villejean à Rennes, où elle a emménagé, elle reconnaît Régine. Cette femme qui a organisé la marche pour Marie se tenait en tête de cortège. Fatima ose cette fois se confier à elle lors de leurs différentes rencontres. « Nous n’avons pas vécu la même chose, mais elle peut dire ‘’moi aussi’’ à des épisodes, à ma douleur. Elle m’a comprise sans me juger et j’ai pu me libérer », raconte-t-elle.
« Beaucoup ne connaissent pas les associations officielles vers qui se tourner », commente Fatima. / Crédits : Louise Quignon
Régine, figure de proue des Clandestines, ne tait plus son vécu depuis des années. Elle est la première à braver les foules ou les commentaires sur les réseaux sociaux pour porter son histoire. En 2018, alors qu’elle vient de décrocher son diplôme d’aide-soignante, l’immigrée de Centrafrique est frappée violemment par son conjoint. Elle finit sa troisième grossesse à l’hôpital. Condamné, l’homme obtient pourtant une remise de peine : sorti plus tôt que prévu, il se rend aussitôt à son domicile et agresse Régine, forcée de fuir avec ses filles. Elles passent des centaines de nuits dehors dans sa voiture ou, les jours de chance, dans un hôtel du 115. Ce n’est qu’une fois élue conseillère départementale d’Ille-et-Vilaine en 2021 que Régine parvient à obtenir un logement, pour elle et ses trois filles, au cœur du quartier Villejean. Un lieu où elle se reconstruit en s’investissant pour la vie des habitantes.
Cet épisode chaotique, la militante le raconte inlassablement. Si ça peut permettre à celles qui subissent dans le huis clos des appartements de s’en sortir, alors elle fonce. Persuadée que « ces femmes peuvent ainsi s’identifier à nous. Et se sentir assez en confiance pour s’adresser aux Clandestines ».
Le 25 novembre dernier, lors de la manifestation annuelle contre les violences de genre à Rennes, Stella répète inlassablement les violences auxquelles sont confrontées les femmes. / Crédits : Louise Quignon
« Comprendre les violences et briser l’emprise »
Fatima a fait du chemin depuis qu’elle s’est confiée à Régine. Courant septembre, elle s’est décidée à rejoindre les Clandestines. Déterminée à ce que « des femmes dans la même situation aient le courage de partir en me voyant ». Récemment, elle a recueilli la parole d’une jeune Ukrainienne lors de l’atelier cuisine qu’elle a organisé. « C’était une conversation banale au début et puis… Pour les conseils, je l’ai orientée vers Régine qui sait mieux que moi », s’empresse-t-elle de préciser. Régine a pris le relais et s’est isolée avec la jeune femme pour écouter avec bienveillance son récit. « Violée lors de son exil, elle avait besoin de parler sans être questionnée. Et qu’on l’aide à trouver un hébergement d’urgence », confie cette dernière.
Les Clandestines s’assignent une prérogative nécessaire, si ce n’est pas la plus importante : elles contactent sans relâche le 115 ou des connaissances pour dénicher une mise à l’abri à celles qui doivent fuir. Remplir des dossiers d’aide sociale est aussi dans leurs attributions selon Stella. « Surtout qu’il est mal vu de réclamer de l’argent au père dans des cultures : au Burkina ou en Centrafrique, par exemple, la mère a la charge des enfants. »
Des femmes les sollicitent aussi via leurs réseaux sociaux ou se rendent à la maison de quartier, le QG des Clandestines. Elles s’y réunissent, et peuvent rencontrer et écouter celles qui en ont besoin en toute bienveillance. Une pièce est même réservée à cet effet. Et quand, après une première rencontre qui les a mises en confiance, des victimes de violences reviennent, un long travail d’écoute commence. « Quand on est élevées en Afrique, selon une éducation très patriarcale, on a vu nos pères donner des ordres à nos mères, leur crier dessus, les rabaisser… », raconte Régine, qui arrive à cette conclusion :
« On a intégré tous ces comportements comme normaux, on les banalise sans comprendre qu’il s’agit de violences psychologiques. »
En haut, Sandra et à droite, Diane, font partie de l'association. En bas, Cannelle va commencer un stage chez Les Clandestines pour son mémoire universitaire. / Crédits : Louise Quignon
Kay parle d’« emprise ». « Celle qui nous pousse à faire des allers-retours auprès du mari violent. Il faut énormément de temps pour la briser et comprendre qu’on vit des violences. » La Clandestine depuis un mois a mis deux ans pour franchir ce palier, première étape pour se libérer de cette domination. Pendant cinq ans, sans s’en rendre compte, elle a subi le mépris et les insultes de son conjoint. L’homme semble pourtant parfait aux yeux de tous. Rien n’est moins vrai dans leur intimité. Lorsque Kay le quitte, le harcèlement s’intensifie, les SMS d’insulte se multiplient, la violence psychologique se renforce pour la pousser au suicide. Le déclic. Elle décide de le confronter avec les diverses preuves qu’elle a accumulées, avant de quitter la région francilienne et de bloquer son numéro de téléphone.
Les Clandestines utilisent subtilement les événements organisés par le collectif Kuné pour recueillir ces confidences. Des cours de sport, des ateliers de cuisine ou des randonnées qui, l’air de rien, permettent aux femmes de s’unir, de créer du lien et de récupérer l’estime d’elles-mêmes. Ont lieu aussi, sans que les maris ne puissent le déceler ni l’empêcher, des rendez-vous clandestins où les victimes parlent sans craindre les représailles. Et petit à petit, l’emprise se délite.
Kay parle d’« emprise » : « Celle qui nous pousse à faire des allers-retours auprès du mari violent. Il faut énormément de temps pour la briser et comprendre qu’on vit des violences. » / Crédits : Louise Quignon
Pallier la mauvaise prise en charge de l’État
Une fois cette prise de conscience atteinte, les Clandestines se doivent de veiller à la sécurité de ces victimes. Car faute de prise en charge à la hauteur par les institutions et de porte de sortie, beaucoup se résignent à rester vivre avec leur conjoint. Comme cette femme dont Kay a reçu le témoignage. « Elle a eu le courage d’aller à la police pour dénoncer des viols conjugaux. Mais on lui a demandé de revenir le lendemain, au motif que le policier compétent était absent. » La militante aux yeux verts pénétrants et à la gouaille sans égal a dû, elle, fuir la région parisienne faute de protection face au harcèlement de son ex. Quant à Régine, elle reste encore aujourd’hui blessée par un de ces épisodes :
« Les policiers m’ont fait reprendre toutes mes phrases sans m’expliquer, jusqu’à obtenir la tournure voulue. Je parlais mal le français à l’époque. À force, ça m’a donné l’impression d’une injonction à me taire. »
Les Clandestines utilisent subtilement les événements organisés par le collectif Kuné pour recueillir ces confidences. Des cours de sport, des ateliers de cuisine ou des randonnées qui, l’air de rien, permettent aux femmes de s’unir, de créer du lien et de récupérer l’estime d’elles-mêmes. / Crédits : Louise Quignon
À l’arrivée, « la plainte sous-estimait mes violences », raconte-t-elle. Très récemment encore, une Érythréenne a voulu dénoncer les violences physiques et sexuelles de son mari. Elle ne parlait pas français et a fait face au courroux du traducteur assigné par la police, qui fausse la traduction de son témoignage et la contraint au silence. « Dans la culture érythréenne, la femme doit se soumettre aux désirs du mari et ne pas parler de ‘’sexualité’’ », explique Stella qui s’attelle aujourd’hui à la rassurer, à déboulonner le poids de ces traditions pour l’amener à finaliser sa plainte. Quitte à l’accompagner au commissariat, comme l’a fait Kay dernièrement pour relancer la plainte de Zara (1), qui a également eu des problèmes avec son français : « Pressés, les policiers lui ont demandé de répondre uniquement à leurs questions, tout en reformulant ses propos pour gagner du temps. Sa plainte ne correspondait pas à ce qu’elle avait dit ». La Clandestine n’a pas pu assister au second interrogatoire, refoulée par les agents. Les deux femmes ont alors demandé la saisie de la police judiciaire, l’instance chargée d’enquêter sur des crimes et délits dont les violences conjugales. Permettant, grâce à une plainte mieux prise, d’obtenir une ordonnance de protection et l’ouverture d’une investigation judiciaire. Stella avance toutefois une difficulté :
« En cas de plainte, il est noté sur le dossier de titre de séjour : ‘’Poursuite judiciaire’’ sans préciser le motif. Beaucoup s’y refusent de peur d’être privées, tant elles que leur mari, de papiers. »
Une aberration qui piège Rose (1), dépendante du titre de séjour de son conjoint, dans une relation violente et l’empêche de se sauver. À tour de rôle, les Clandestines lui téléphonent pour s’assurer qu’elle est en vie. « On ne fait peut-être pas de miracle, mais on agit pour les aider à survivre », revendiquent-elles. Et de citer l’exemple de Mounia (1) sous l’emprise d’un conjoint violent, un homme qui n’ose désormais plus la frapper sachant qu’elle fréquente les femmes de Kuné et sans le savoir des Clandestines. Tout pour éviter une seconde Marie, pour ne plus avoir à compter leurs mortes.
« MeToo n’a pas atteint nos quartiers populaires où l’on a tendance à considérer les violences conjugales comme un problème de blanc. » / Crédits : Louise Quignon
(1) Les prénoms ont été modifiés.
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