« Quand on commence à dérouler la pelote de laine du Grand Paris Express, c’est interminable », explique Laura Wojcik. Au début, la journaliste au Parisien voulait juste écrire un article sur des habitants dont le logement allait être détruit à l’arrivée du métro. D’ici 2030, quatre nouvelles lignes doivent être construites autour de la capitale tandis que les lignes 11 et 14 seront étendues. Et puis, la reporter décide de suivre le destin de ces naufragés dans le temps. « Je me suis aussi rendue compte que je n’avais pas les outils théoriques pour comprendre toutes les infos que j’avais chopées sur le terrain. » Elle se tourne alors vers la géographe Anne Clerval, spécialiste des processus de gentrification.
« Les naufragés du Grand Paris Express » est le résultat de leur collab’. Publié le 7 mars 2024 aux éditions Zones, l’ouvrage révèle les dessous de ce « chantier du siècle ». Le but : relier des villes de banlieue entre elles et créer de nouveaux quartiers de gare attractifs avec des logements flambant neufs, comme les Docks de Saint-Ouen (93) ou l’écoquartier du Fort d’Aubervilliers (93). Taille du projet ? Une fois et demie la surface de Paris. Coût de l’opération ? 42 milliards d’euros en 2020.
« Les naufragés du Grand Paris Express », publié le 7 mars 2024 aux éditions Zones, révèle les dessous de ce « chantier du siècle ». / Crédits : Lina Rhrissi
Pendant cinq ans, les autrices sillonnent neuf futurs quartiers de gares en Île-de-France. Elles rencontrent d’abord ceux qui sont directement touchés parce que leur logement fait partie des 900 acquis par la Société du Grand Paris (SGP) : des petits propriétaires souvent issus de l’immigration et des locataires du parc social. Mais il y aussi ceux, difficiles à comptabiliser, qui sont indirectement touchés : des expulsés de HLM détruits dans le cadre de projets de rénovation urbaine qui s’appuient sur la future gare, des locataires qui ne peuvent plus payer un loyer qui augmente en prévision du nouveau métro ou encore des mal-logés dont le proprio’ souhaite revendre l’immeuble délabré pour un gros pactole… « Ce sont des vies brisées par un rouleau compresseur », résume Laura Wojcik. Interview.
Comment les « naufragés » que vous avez rencontrés vivent ce drame ?
Laura Wojcik : C’est un crève-cœur. Ils doivent déménager quand le métro va enfin desservir leur quartier, après des années à subir des trajets compliqués pour aller et revenir du travail. C’est le cas d’une famille à L’Haÿ-les-Roses (94) où la maman qui travaille dans la restauration sur Paris était hyper contente de pouvoir bénéficier du nouveau réseau de transports. Et en fait, elle apprend que leur barre va être détruite et qu’ils n’auront pas l’opportunité de rester. Il y a une grande incertitude par rapport à l’avenir. Du jour au lendemain, les expropriés reçoivent un courrier qui leur dit que leur maison se situe au mauvais endroit. L’établissement public de la SGP est un interlocuteur lointain. Ils savent qu’ils vont devoir partir, mais ils ne savent pas quand, ni dans quel contexte, ni avec quelle enveloppe. Pendant des années, ces personnes ne peuvent pas se projeter. Les locataires ont beaucoup de craintes. Ils doivent être relogés dans du parc social équivalent mais il y a de moins en moins de logements sociaux pour les personnes modestes. Donc ils se posent la question légitime :
« Est-ce que je vais devoir aller plus loin ? »
C’est un temps tellement long qu’on a rencontré des personnes âgées qui ont le temps d’oublier qu’elles doivent partir ou de se convaincre que ça n’arrivera pas. Comme cette nonagénaire à Aubervilliers (93) qui a toujours vécu là et dont la fille doit sans cesse rappeler que ça ne sert à rien d’acheter de nouveaux meubles… D’autres ont des problèmes de santé ou divorcent pendant cette période. À Bondy (93), un homme impute le suicide de sa femme à l’expropriation qui plane au-dessus de leur tête.
Le but du Grand Paris Express : relier des villes de banlieue entre elles et créer de nouveaux quartiers de gare attractifs avec des logements flambant neufs, comme les Docks de Saint-Ouen ou l’écoquartier du Fort d’Aubervilliers. / Crédits : Laura Wojcik
Fort d'Aubervilliers en mai 2019. « Une nonagénaire qui a toujours vécu là et dont la fille doit sans cesse rappeler que ça ne sert à rien d’acheter de nouveaux meubles... » raconte Laura Wojcik. / Crédits : Laura Wojcik
Vous révélez aussi que les expropriés et les expulsés sont rapidement confrontés à un sous-traitant de la Société du Grand Paris (SGP) : la SEGAT…
Au début, ils ont affaire à la SGP qui est progressivement remplacée par la SEGAT, un prestataire privé qu’elle a mandaté pour acquérir les biens situés sur le tracé du futur métro. La SEGAT est dans une logique de chiffre et a besoin de résultats. Les habitants décrivent des coups d’accélérateur factice qui donnent un sentiment d’urgence et mettent la pression aux habitants. Ils nous ont raconté qu’ils reçoivent plein de courriers, des coups de fil, que des employés de la SEGAT venaient chez eux au débotté pour mesurer des murs… On pousse les expropriés à vendre vite parce qu’il y a une espèce de course contre-la-montre. Comme les prix de l’immobilier augmentent, plus les propriétaires attendent pour vendre mieux ce sera pour eux, mais moins ça le sera pour la SGP.
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Finalement, qui sont ceux qui s’en sortent le mieux ?
Pour se battre contre la SGP, il faut déjà s’en sentir capable. Ceux qui prennent un avocat, qui ont envie de lire des dossiers et de décortiquer les procédures sont finalement ceux qui ont eu les meilleures propositions de rachat ou de relogement. À l’inverse, les personnes les plus démunies sont aussi celles qui vont devoir partir le plus vite et dans les moins bonnes conditions. Quand j’ai commencé à travailler fin 2018, il y avait des personnes âgées qui étaient déjà parties de leur immeuble parce qu’elles avaient eu peur.
« Les personnes les plus démunies sont aussi celles qui vont devoir partir le plus vite et dans les moins bonnes conditions. [...] Fin 2018, des personnes âgées qui étaient déjà parties de leur immeuble parce qu'elles avaient eu peur », continue Laura Wojcik. / Crédits : Laura Wojcik
Vous avez aussi interrogé des cadres qui travaillent dans les bureaux de la SGP. Qu’est-ce que ça vous a permis de comprendre ?
Des consultants ou des employés de la SGP ont accepté de me parler sous couvert d’anonymat. Ils expliquent qu’il y a une nécessité d’aller vite et de faire avancer le chantier dans tellement d’endroits différents que ça nécessite beaucoup d’organisation. Or, il y a des luttes internes entre ceux qui sont du côté de l’ingénierie et ceux qui sont du côté de la diplomatie territoriale. Résultat, il y a un manque de coordination et tout le monde n’a pas les informations nécessaires. Les diplômés des grandes écoles qui travaillent pour la SGP m’ont confié un sentiment de perte de sens. Les conséquences sociales de ce projet leur font se poser des questions éthiques très fortes.
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« C'est un crève-cœur. Ils doivent déménager quand le métro va enfin desservir leur quartier, après des années à subir des trajets compliqués pour aller et revenir du travail », observe Laura Wojcik. / Crédits : Laura Wojcik
Pour faire accepter le projet et les rénovations urbaines par tout le monde, le mot d’ordre est la « mixité sociale ». Pourtant, dans votre livre, vous battez en brèche ce concept…
Anne Clerval : La mixité sociale a émergé dans les années 1980-1990 comme remède à la crise des grands ensembles de logements sociaux. En 2000, une loi impose un quota de logements sociaux (20 pour cent à l’époque, maintenant, c’est 25 pour cent) dans les villes d’une certaine taille. Mais depuis, on constate que le rééquilibrage géographique du logement social est un échec : les communes riches qui ne veulent pas créer de logements sociaux n’en construisent pas, ou alors seulement des logements moyens. À l’inverse, différentes mesures limitent les possibilités des communes ayant déjà des logements sociaux d’en créer plus. Et on refuse des logements sociaux à des familles pauvres pour ne pas les concentrer au même endroit.
On explique à tort les difficultés sociales des quartiers populaires par la concentration géographique des classes populaires, mais celles-ci ne font que rendre visibles les difficultés sociales liées au chômage et aux politiques d’austérité qui touchent en particulier les classes populaires. La mixité sociale n’est rien d’autre qu’un projet de les disperser dans l’espace, ce qui ne réglera rien, au contraire. Au passage, on ignore les atouts de l’ancrage dans un quartier populaire en termes de solidarité, d’entraide et d’accès à des commerces bons marchés ou des emplois ! Aujourd’hui en France, au nom de la mixité sociale, l’État finance des démolitions de logements sociaux sans en créer plus alors qu’on en manque cruellement…
« On ignore les atouts de l’ancrage dans un quartier populaire en termes de solidarité et d’accès à des commerces bons marchés ou des emplois ! » explique Anne Clerval. / Crédits : Laura Wojcik
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