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    12/03/2025

    Les associations dénoncent un tri arbitraire parmi les plus précaires

    Près de Lyon, des familles avec des enfants de trois ans vont-elles être mises à la rue par la préfecture ?

    Par Audrey Parmentier

    Des dizaines de familles avec des enfants âgés d’au moins trois ans craignent d’être expulsées et remplacées par des ménages jugés plus en détresse dans deux hébergements d’urgence du Rhône, sans proposition alternative, par les pouvoirs publics.

    Un couloir sans fin, une porte verte parmi tant d’autres. Derrière celle de Maria (1), un cocon fragile : rideaux rose bonbon, draps assortis, photos de famille au mur. Dans ces 9 mètres carrés, le lit double dévore l’espace. En face, une table nappée de cœurs et un petit frigo coincé contre le mur tiennent lieu de cuisine d’appoint, en complément de celle partagée à l’étage. « J’ai tout acheté en déstockage pour que les enfants se sentent chez eux », sourit la trentenaire, jetant un regard tendre à ses deux filles de 7 et 9 ans. La famille arménienne a posé ses valises en 2018 dans cet ancien hôtel Formule 1, reconverti en centre d’hébergement d’urgence à Vaulx-en-Velin (69). Coincée entre les enseignes hard discount et l’A42, la structure de 107 places est gérée par le bailleur social Adoma.

    Mais depuis le 15 février 2025, Maria vit avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. « La direction d’Adoma a réuni un petit groupe de personnes et nous a dit qu’on allait devoir partir dans un mois et trouver une autre solution d’hébergement », souffle-t-elle, épuisée. Le 27, la préfecture du Rhône a annoncé dans un communiqué la mise en place d’une « expérimentation », en lien avec la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (DIHAL). Objectif : « Fluidifier le dispositif d’hébergement d’urgence. » Selon un mail interne d’Adoma du 21 février que s’est procuré StreetPress, des familles sans enfant de moins de trois ans ou « sans problème de santé grave » devraient être remplacées par des ménages jugés plus en détresse.

    Dans les foyers Adoma de Vaulx-en-Velin et d’Oullins-Pierre-Bénite – qui possède 112 places –, il y a respectivement 45 et 27 personnes qui risquent d’être obligées de quitter leur hébergement, sans proposition alternative. Le 11 mars, à la suite d’une question du député Parti socialiste Arnaud Simion, le ministre de l’Aménagement du territoire et de la Décentralisation François Rebsamen a promis qu’il n’y aurait « aucune remise en question de l’inconditionnalité de l’accueil ainsi que des droits des personnes ». Devant l’Assemblée nationale, l’ancien socialiste a indiqué que « les conditions de mise en œuvre de l’expérimentation dans le Rhône relèvent d’une appréciation locale qui ne sont pas satisfaisantes. C’est pourquoi j’ai demandé d’y mettre un terme. »

    En attendant que la préfecture ne suive, l’angoisse continue pour Maria et les autres familles. La nuit avant sa rencontre avec StreetPress, la maman s’est réveillée en sursaut, croyant que la police frappait à sa porte : « C’était l’infirmière de la voisine qui s’était trompée de chambre ! » À côté d’elle, Wissal, une autre mère en passe d’être expulsée, fulmine : « Mon ex-mari nous aide un peu pour les courses, mais il vit en Italie. Si on nous met dehors, on ira où ? (…) »

    « Quand j’ai demandé au directeur comment on allait faire, il m’a répondu qu’il n’était pas mon père ! Vous imaginez ? »

    Un tri parmi les précaires

    « Ça n’a pas de sens, on vire des personnes précaires pour en mettre de nouvelles à la place ! », s’indigne un syndicaliste de Sud à Adoma. Joint par StreetPress, le bailleur social se cache derrière la préfecture, affirmant que « le choix des sites concernés pour débuter l’expérimentation relève des pouvoirs publics ». Une réponse qui agace le syndicaliste de Sud : « On regrette qu’Adoma, avec son pouvoir institutionnel, ne se batte pas pour des régularisations qui permettraient un accès au logement, plutôt que de laisser faire sans se positionner, comme trop souvent. »

    Composé de travailleurs sociaux, le collectif « Hébergement en danger » décèle lui « une technique pour faire peur aux familles », afin de les pousser à « quitter le logement d’elles-mêmes ». Ce 13 mars, le collectif va organiser à une manifestation à Lyon en vue de dénoncer ces pratiques, malgré les propos du ministre Rebsamen :

    « L’idée de faire tourner les places ne règlera pas le problème du sans-abrisme. Le problème, c’est l’absence de politique réelle autour de l’hébergement et le fait de ne pas régulariser ces familles. »

    La plupart des résidents sont de nationalité étrangère et attendent une régularisation, malgré des années de présence sur le territoire et de travail informel. Une précarité administrative qui entrave l’accès au logement. « Donnez-nous des papiers, on partira bosser et on trouvera un appartement », lance Myriam (1), maman isolée d’un garçon de 7 ans, qui survit avec 200 euros par mois grâce à des ménages payés au noir. Celle qui est arrivée en France en 2016 attend une réponse concernant son titre de séjour. Même combat pour Maria, qui espère, depuis quatre mois, un courrier favorable :

    « Et si ce n’est pas bon, j’ai peur d’avoir une OQTF ! »

    Un avenant de six mois

    Selon la présidente de la Fédération des acteurs de solidarité Auvergne-Rhône-Alpes, Marisa Lai-Puiatti, l’opération de la préfecture « risque de mettre des dizaines de familles à la rue » et ne serait « pas respectueuse du droit ». Elle se réfère à une décision du tribunal administratif de Toulouse du 29 février 2024 qui avait empêché la préfecture de Haute-Garonne de mettre fin à l’hébergement d’urgence de nombreuses familles. « Le principe d’accueil inconditionnel en hébergement et la continuité de prise en charge restent des valeurs cardinales », insiste Marisa Lai-Puiatti.

    Alors qu’Adoma garantissait initialement un hébergement « jusqu’à ce qu’une autre solution soit trouvée », certaines familles ont été sommées de signer un avenant de six mois renouvelable. « On leur a transformé leur CDI en CDD », résume le syndicaliste de Sud à Adoma. Et Maria s’est laissé convaincre :

    « J’ai fait confiance à la directrice qui m’avait assuré que je ne risquais rien. »

    Résultat, son nouveau contrat s’arrête au 1er avril 2025. « Et après ? On ne sait pas. » Casquette vissée sur la tête, Mohamed (1), 60 ans, s’en veut d’avoir paraphé ce bout de papier. « Je suis si bête ! », murmure-t-il, la tête entre les mains. Originaire d’Algérie, il fait désormais partie des expulsables, avec sa femme gravement malade. Il désespère :

    « On va mourir si l’on va dehors. »

    « Un numéro de chaises musicales »

    Même détresse chez Josepha (1), 70 ans. Dans un mélange de français et d’arménien, la doyenne énumère ses problèmes de santé, certificats médicaux à la main : hypertension, diabète, troubles circulatoires… « Parfois, elle ne sait plus comment prendre le bus, elle a des trous de mémoire », traduit Maria. Installée ici en 2018, après avoir été ballotée de centre en centre, Josepha craint d’être expulsée. « Laissez-moi juste un toit, l’argent, je m’en fous ! », dit-elle en nous conduisant vers sa chambre, où trône une photo en noir et blanc de sa mère et un caddie suspendu au plafond. « J’ai tout ce qu’il faut ici ! »

    À une dizaine de kilomètres, à Oullins-Pierre-Bénite, Ahmed (1), 30 ans, tourne en rond dans la cuisine partagée. « Nous sommes très angoissés », confie-t-il.

    « Je me suis battu 15 ans pour rester propre et avoir un toit, si on me met dehors, je vais devenir fou. »

    Fin février, le jeune Arménien aux yeux azur a été convoqué par la direction d’Adoma. Verdict : il ne remplit plus les critères pour être hébergé ici. « Moi aussi, j’ai envie de partir, mais dans ce cas-là, qu’on nous en donne les moyens », s’énerve celui qui n’a pas encore de titre de séjour, malgré de multiples promesses d’embauche sur des métiers en tension. « On ne sait plus ce qu’on doit faire ou ce qu’on a râté… Je vis depuis 14 ans dans un hébergement d’urgence ! Ce n’est pas normal ! », s’agite-t-il en remuant un ragoût fumant à base de boulettes de viande et de tomates.

    Dehors, deux mères de famille arméniennes refusent de se résigner. « On s’accrochera à notre chambre de 7 mètres carrés, même si la police vient nous chercher », promettent-elles en cœur. Pour Bertrand Mantelet, conseiller municipal d’opposition Parti communiste français d’Oullins-Pierre-Bénite, cette « expérimentation » n’est qu’un sinistre « numéro de chaises musicales », qui vise à créer un précédent au niveau national. « Il faut empêcher cela », prévenait-il avant les promesses du ministre François Rebsamen. En attendant de recevoir les courriers de la préfecture qui confirme ou infirme la situation, les familles restent dans le flou. De quoi alimenter de nouvelles insomnies.

    (1) Les prénoms ont été modifiés.

    Illustration de Une de Jérôme Sallerin.

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