En ce moment

    20/08/2015

    StreetPress a consulté et rencontré ceux qui croient en leur pouvoir

    Dans la salle d’attente des marabouts de Château Rouge

    Par Tomas Statius , Tommy Dessine

    Sur ses cartes de visite, le marabout Maître Jacques promet de régler vos problèmes, « même les plus désespérés ». Séropositifs ou étudiants angoissés, ils ont décroché leur téléphone pour lui demander conseil.

    Il est 15 heures à Château Rouge et comme d’habitude les couloirs du métro sont bondés. Ça crie, ça hèle, ça interpelle. Point de rencontre des communautés africaines de Paris, la station de métro bruisse toujours d’une activité désorganisée et presque intimidante pour ceux qui n’y sont pas habitués. On croise un vendeur d’épis de maïs, on nous propose des (fausses) boucles de ceinture Dolce & Gabbana avant de parvenir à rejoindre la surface. Là, un mec moustachu nous tend un petit papier dont la qualité évoque un vieux Paru Vendu : une petite carte au nom de Maître Jacques, « maître du désenvoûtement », qui dit pouvoir nous aider en sa qualité « d’authentique marabout ».

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/marabout2.jpeg

    La station de métro Chateau Rouge, point de rencontre des communautés africaines de Paris. / Crédits : Tommy

    Un appel plus tard, le marabout en question vient à ma rencontre. Petit chapeau sur la tête, deux portables en main, il répond à un client, « non, plus tard, je te rappelle dans une demi-heure », puis raccroche. Alors qu’on s’engouffre dans la rue Doudeauville, le marabout se montre curieux. « À quelle adresse tu habites ? » demande-t-il l’air naïf. Un peu embarrassé, j’élude, ce qui n’a pas franchement l’air de lui plaire. Il insiste : « Pourquoi tu ne veux pas me dire ? » Je rétorque que cela n’a rien à voir avec la raison de la consultation. Pas convaincu, il menace : « Si tu ne me dis pas, la consultation s’arrête maintenant. » Je refuse, l’échange s’arrête là et on se serre la main un peu moins copains que lorsqu’on s’était rencontré dix minutes plus tôt. Lui descend vers Marx Dormoy, moi je remonte vers le Nord.

    Première consultation

    Le lendemain, j’appelle Monsieur D., autoproclamé marabout des stars de foot. Comme l’explique son site internet, Pogba, Drogba ou Makelele seraient déjà passés entre ses gris-gris. On retrouve son profil sur le site, réseau-des-marabouts.com, sorte de hall of fame numérique de la profession.

    (img) Bienvenue sur le Linkedin des marabouts marabouts4.jpg

    Occupé, l’homme me dit d’abord de le rappeler puis précise d’une voix rauque et assurée « viens chez moi à 15 heures, je t’envoie l’adresse ». Une heure plus tard, je m’engouffre dans un immeuble du nord de la capitale, au pied du métro aérien. Dans ma poche, 40 euros et une photo d’identité, comme il me l’avait demandé. L’immeuble est un peu pourri, et malgré la façade clean, l’odeur de moisi a rapidement raison de mes premières impressions positives. J’arrive finalement devant une porte où est écrit « El Hadj D. » à la façon d’un cabinet de médecine. Je sonne. Une jeune femme m’ouvre et m’invite à m’asseoir sur l’un des deux canapés d’une salle d’attente improvisée. Seul au milieu de bouquins à l’épaisse reliure en cuir, de bouteilles de lait, et d’affaires en tout genre, je regarde la télé. Branchée sur Euronews, elle crie les nouvelles du monde alors que j’entends de l’eau couler dans la pièce adjacente.

    Après deux minutes, Monsieur D. est prêt à me recevoir. Grand monsieur au boubou vert et noir et au sourire rassurant, il m’invite à le suivre dans son cabinet. Je m’assois et je lui raconte mon histoire. Après les informations usuelles – nom, prénom, date de naissance, prénom de la mère et du père – la consultation commence.

    Sos amitiés

    La première fois que Gérard, la soixantaine, a rencontré un marabout, ce n’était pas dans le calme un peu intimidant d’une salle d’attente. À l’époque, il préparait l’École normale supérieure après avoir obtenu son diplôme de professeur des écoles. Sans vie sociale, après une séparation douloureuse, il croise un marabout un samedi après-midi au Père-Lachaise. Les deux hommes sympathisent rapidement sans qu’il ne soit question d’argent. C’était en 1987 :

    « Il était honnête, très sympathique. On est devenu très amis ».

    Pourtant, l’idylle ne dure pas. Obligé de repartir au pays pour affaires, le marabout laisse Gérard en carafe. Il se noie alors dans son train-train quotidien, entre tracas financiers et manque de potes. Quelques années plus tard, il fait la rencontre – encore au Père-Lachaise – d’un autre marabout, plutôt sympa de prime abord :

    « Ça m’a rappelé mon ami. Il m’a aussi dit que j’avais beaucoup de problèmes, qu’il fallait les résoudre mais que ça coûtait de l’argent. »

    Invité à son domicile, rapidement introduit auprès de ses enfants et de ses femmes, Gérard joue avec le feu au plus près d’un mec qui ne cache pas longtemps ses intentions :

    « Il a commencé à devenir beaucoup plus familier, presque trop. Il voulait tout savoir sur moi. Et puis il a fini par me dire : “Si tu as des choses de valeur, donne-les moi et je ferai revenir ton amie” ».

    Comble de l’arnaque, il rédige même le petit texte d’une publicité que l’homme entend diffuser au Luxembourg :

    « Il m’a demandé d’écrire une expression du genre “ta femme reviendra en rampant”. Je trouvais ça ridicule ».

    Empêtré dans des pépins de santé à n’en plus finir, Gérard finit par craquer et file 100 euros au marabout pour régler ses nombreux problèmes. Puis 200, puis 300, jusqu’à quelques milliers d’euros : « C’est devenu de la guidance, une relation presque dictatoriale ». À la fin des années 2000, ruiné et vidé il ne lui reste que le silence assourdissant de celui dont il se pensait si proche :

    « Il m’a jamais téléphoné pour s’excuser ou pour dire qu’il était allé un peu loin ».

    Aujourd’hui retraité et installé à Cancale (35), Gérard ne ressasse plus tant que ça cette histoire, qui a couru sur presque 15 ans. Car depuis, il est empêtré dans une nouvelle embrouille – « ma logeuse est une marchande de sommeil, ça ne vous intéresse pas comme sujet ? » raconte-t-il quand on l’a au téléphone. Après avoir contacté l’Inad (pour Institut national des arts divinatoires), association qui vient aide aux victimes d’escroqueries de marabouts, il attend aujourd’hui de voir comment les choses tournent. Aux dernières nouvelles, le marabout clamait toujours son innocence.

    I want to believe

    Charlotte, une journaliste de 29 ans, ne croit pas vraiment aux marabouts. Ce qui ne l’empêche pas de recommander d’en consulter :

    « C’est comme une séance avec un psy : c’est une heure où on ne parle que de toi, ça regonfle ton ego. Ils te disent ce que tu as besoin d’entendre. »

    Sa première fois à elle, c’était au lendemain d’une rupture amoureuse. La consultation a pris place dans le 18e arrondissement et la jeune femme se souvient bien de la petite salle d’attente du cabinet :

    « Il y avait beaucoup de monde, des blancs comme des noirs. Ce n’est pas du tout communautaire comme truc. »

    Armé de son pendule qu’il manipule pour prédire l’avenir, le marabout lui a expliqué qu’elle retomberait amoureuse bientôt. Depuis cette première consultation, elle a consulté une autre fois. « Pour se sentir mieux ». Et même acheté une petite potion à 20 euros. Charlotte est aujourd’hui une habituée de la divination :

    « Sur Groupon, quand il y a un truc sur la voyance, je le prends. »

    Même chose pour Sihame, 24 ans, qui, après être allée voir un marabout à deux reprises, joue à l’entremetteuse avec ses copines :

    « Dès que je vois quelqu’un qui ne va pas bien, qui est allé chez le psy et qui a besoin de dénouer quelque chose, je lui dis franchement vas-y ça ne coûte rien et c’est assez impressionnant ».

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/marabout3.jpeg

    Son marabout est toujours au « pays », il consulte par téléphone. / Crédits : Tommy

    La première fois qu’elle a poussé la porte du cabinet situé à Gennevilliers, c’était au terme d’une année d’errance universitaire. À l’époque, sa sœur, qui travaille comme tradeur, sort d’un divorce douloureux. Elle embarque alors Sihame comme cobaye pour un baptême du marabout. Le sorcier, plutôt bonhomme, lui prédit sa réussite à l’examen d’entrée d’une école prestigieuse. L’année suivante, elle se retrouve sur les bancs de Paris 2 avec l’intime certitude que le marabout, ça marche un peu, quand même. « Dans l’islam, il y a cette tradition de la magie donc, oui, j’y crois un petit peu », explique cette musulmane non-pratiquante.

    Tradition musulmane

    Chef spirituel dans la religion musulmane, le marabout est un passage obligatoire pour de nombreuses communautés d’Afrique de l’Ouest, notamment au moment de l’immigration. Avant de partir, on vérifie les augures. On interroge Dieu pour savoir si le moment du voyage est bien choisi. Pour Macalou, médiateur de quartier au sein de l’association Uraca (pour Unité de Réflexion et D’Action pour les Communauté Africaines), « tout Africain de l’Ouest est déjà allé chez un marabout ». Avant d’immigrer en France dans les années 1970 pour poursuivre ses études, Macalou y est aussi passé : « Croire ou ne pas croire n’est pas la question », commente-il, « les parents nous disent de le faire ». Assez réservé sur le sujet, il rappelle tout de même que de nombreuses règles encadrent la discipline. Dans le maraboutisme, il y a des castes, des lignées. La consultation doit être gratuite pour que le marabout évite de tirer avantage de sa position de force. Et les problèmes ne peuvent se régler en une semaine, comme les petits papiers de Château Rouge le laissent entendre.

    Pour Mustapha, employé d’une association dans le Nord de la capitale, c’est l’appât du gain qui motive de nombreux immigrés à se faire marabout en France :

    « Ils n’ont pas de travail alors ils font marabout ».

    Débarqué à Paris en provenance du Sénégal au début des années 1990, l’homme, la quarantaine bien portante, ne consulte pas en France. Son marabout est toujours au « pays ». Il lui a d’ailleurs passé un petit coup de fil la veille de notre rencontre.« Je lui ai posé des questions par rapport à la prière. C’est difficile de prier cinq fois par jours quand on a un travail ». D’autre fois, c’est à ses dons de médium qu’il fait appel, notamment avant de partir en voyage. Récemment, le marabout lui a conseillé de faire l’aumône de lait ou de sucre à la mosquée la plus proche pour honorer Dieu. Dans le cas de « thérapies » plus lourdes, Macalou fait appel à sa famille au pays pour donner des offrandes :

    « Ici tu peux pas vraiment sacrifier un mouton. Alors tu appelles le bled pour qu’il le fasse à ta place. »

    Consultations pour séropositifs

    Pour Fatiha Ayoujil, psychologue au sein de l’association Uraca, le marabout peut aussi être une « sorte de médecin généraliste ». C’est lui qui oriente ses patients vers les services compétents, si lui-même ne peut se charger de la prise en charge. En France, la jeune psychologue est confrontée tous les jours à la « profession » et pour elle, la frontière est claire entre maraboutisme et charlatanisme. Il y a « ceux que l’on sait où trouver », et ces « marabouts de papier » dont les prospectus remplissent les caniveaux du boulevard Barbès.

    Fatiha Ayoujil est en charge d’une consultation hebdomadaire d’ethno-psychologie au sein de l’association Uraca. Elle accompagne des immigrés malades, notamment atteints du sida, qui, pour la plupart, cachent la nouvelle à leurs proches. Dans cette situation, le marabout est bien souvent le premier à recueillir leur confidence avant même une prise en charge médicale :

    « 80% des patients que l’on voit ne se cantonnent pas à un suivi à l’hôpital, ils ont besoin de comprendre pourquoi ils sont malades. La médecine occidentale explique très bien le comment, elle est même très compétente pour ça. Mais elle n’explique pas pourquoi les gens sont malades. »

    Et ces réponses, certains patients vont la chercher chez les marabouts dont certains se targuent même de guérir le sida et déconseillent à leurs patients de se rendre à l’hôpital. « On rencontre des gens qui décèdent à 40 ans. Tout simplement parce qu’ils se soignent mal », dénonce-t-elle.

    Face à ces pratiques, la jeune femme tente de réconcilier thérapie « traditionnelle » et médecine occidentale. Pour Youssef Sissaoui, le boss de l’INAD, les pouvoirs publics doivent prendre la question des marabouts à bras-le-corps :

    « Il faut qu’ils aient une carte professionnelle et qu’on puisse les retrouver s’il y a abus ».

    Viol et extorsion

    Leila, 39 ans, elle est une convaincue de la voyance : « À chaque fois que j’ai consulté, la voyante a su me décrire des choses précises qui se sont passées dans ma vie. » En 2012, désespérée après le départ brusque de son conjoint, cette assistante sociale dans le médical contacte un marabout dont elle trouve les coordonnées sur Internet. Il habite le 10e arrondissement, non loin de la station de métro Strasbourg-Saint-Denis. Elle discute longuement avec lui au téléphone puis se rend sur place pour une première consultation, gratuite. Le diagnostic du marabout est clair : quelque chose empêche le retour de son amour. Le « travail » ne devrait coûter que 150 euros et être rapide :

    « Il m’a demandé cette somme, pour acheter les produits. C’était un truc avec de l’eau qu’il fallait appliquer sur soi. Comme ça n’agissait pas, je le rappelais : il me disait que mon ami allait revenir mais pour que pour que ça agisse plus vite, il fallait 100 euros de plus. Je lui ai ramené les 100 euros. Ça a commencé comme ça. »

    1.700 euros dépensés plus tard, le marabout lui présente un confrère plus puissant tout juste débarqué d’Afrique. « Il était plus jeune, plus directif, explique-t-elle. Je l’ai rencontré chez le premier marabout. Il y avait toute une mise en scène. Il était en boubou, avec un chapelet et un petit chapeau. Il m’a dit : “Pour être heureux, il te faut dix étoiles.” Et une étoile, ça coûte 1.000 euros ». Sans argent, Leila contracte un premier prêt à la consommation d’un montant de 10.000 euros. Elle place ensuite l’argent dans une enveloppe que les deux hommes lui ont confiée. Dessus une main de Fatma et un triangle sont dessinés. Elle rajoute une photo de l’être aimé et place le tout sous son oreiller.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/marabout1.jpeg

    « Il m’a dit : "pour être heureux, il te faut dix étoiles." Et une étoile, ça coûte 1.000 euros. » / Crédits : Tommy

    Pendant quinze jours, Leila récite religieusement des incantations devant une bougie dans le but de faire revenir son conjoint. Finalement, les marabouts expliquent que le manque d’effet du « travail » est dû à l’impureté de son domicile. L’argent ne peut rester chez elle. Leila les conduit alors à son domicile. Ils embarquent les 10.000 euros. Le marabout promet de lui rendre l’argent une fois le travail fini. Elle n’en reverra plus jamais la couleur. Le travail n’est pourtant pas fini. Pour retrouver son amour, Leila doit trouver un homme et coucher avec lui :

    « Il m’a dit “si vous ne faites rien vous ne pourrez plus avoir de relations avec les hommes”. »

    Le marabout se porte volontaire et se rend trois fois à son domicile. « Dans ces moments-là, je n’étais pas maître de mon corps », explique-t-elle. Après avoir contacté l’INAD, elle dépose plainte en juillet. L’expérience n’a ébranlé en rien sa foi en les marabouts. « Je crois à la force des marabouts. En France non, mais en Afrique oui. » La jeune femme cache encore à ses proches ses deux ans de galère.

    Retour à Barbès chez Monsieur D.

    Dans son cabinet du 18e arrondissement, Monsieur D. écrit mon nom en arabe sur une feuille blanche et me demande de serrer très fort une sorte de corne. Il répète ensuite trois fois mon nom en secouant des espèces de grandes maracas. L’homme me regarde derrière ses lunettes à la Horst Tappert, l’interprète du célèbre inspecteur Derrick. À son invitation je réitère le geste avant qu’il me demande de poser ma main droite sur la feuille de papier. Il trace le contour de main, dépose trois petits traits sur mon index avec son feutre bleu, un autre sur le majeur puis une vague à la base de mon poignet.

    D’un air grave mais toujours bienveillant, il annonce :

    « Tu as eu une malédiction Tomas, il faut faire un travail. Tu n’arrives pas à conserver un travail, et pour que ça change, tu dois appliquer une potion sur tes cheveux, tes mains et tes pieds. Grâce à Dieu tu auras un travail ».

    Le prix ?

    « 250 euros ».

    Le journalisme de qualité coûte cher. Nous avons besoin de vous.

    Nous pensons que l’information doit être accessible à chacun, quel que soient ses moyens. C’est pourquoi StreetPress est et restera gratuit. Mais produire une information de qualité prend du temps et coûte cher. StreetPress, c'est une équipe de 13 journalistes permanents, auxquels s'ajoute plusieurs dizaines de pigistes, photographes et illustrateurs.
    Soutenez StreetPress, faites un don à partir de 1 euro 💪🙏

    Je soutiens StreetPress  
    mode payements

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER