Keny n’a pas changé. Elle a toujours le même look : bandeau sur la tête et T-Shirt « la rabia del Pueblo », floqué du fameux soleil jaune qu’elle arbore dans tous ses clips. Clope au bec, elle se marre en évoquant « les paradoxes de sa vie ». Il y a trois jours, elle dormait en forêt, à la belle étoile. A Paris, elle pionce dans un Ibis.
On la dit timide. Elle n’accepte d’ailleurs plus les entretiens vidéo ou radio. Mais cet après-midi, on la trouve vite à l’aise. Débit rapide et léger accent marseillais, elle revient sur une vie faite de lutte et de rap : ses concerts devant les alters du monde entier, sa rencontre avec le sous-commandant Marcos ou son feat avec Lacrim.
Après une heure de discussion, son attaché de presse toque à la porte pour accélérer les choses. Keny intervient :
« Vous avez encore des questions ? S’il vous manque des choses, on prend encore 15 minutes. »
On avait encore des questions.
Oh mon Dieu, ils n'ont pas tué Keny Arkana ! / Crédits : Pierre Gautheron
On a peu entendu parler de toi depuis ton dernier projet. Qu’as-tu fait tout ce temps ?
Après la tournée pour mon dernier album, je suis partie au Chiapas. Il y a 20 ans, les indigènes de cette région hyper pauvre du sud de Mexique ont repris possession de leur terre, avec l’aide du mouvement zapatiste. Depuis ils vivent en autonomie, dans une forme d’organisation politique assez horizontale.
Je ne devais rester que quelques semaines mais au final j’y ai vécu un an. Quand je suis arrivée, les zapatistes venaient de lancer un projet d’école populaire, les Escuelitas. Leur but est d’apprendre aux non-indigènes ce que sont les traditions ancestrales du Chiapas. Chaque élève est placé dans une famille zapatiste, qui ne parle pas espagnol. L’idée est que tu vives la vie indigène, la vie maya. Sur place, il y avait beaucoup de Mexicains de Mexico, la capitale. Je crois que j’étais la seule européenne.
Comment s’organisaient tes journées là-bas ?
Le but c’est que tu te fondes dans la communauté. Donc, j’étais dans ma famille, j’aidais pour les tâches ménagères, je faisais des tortillas tout en suivant un enseignement politique poussé. C’est vraiment hallucinant leur truc ! Les zapatistes ont créé une véritable organisation politique avec un conseil de surveillance, des régions, des communes qui regroupent plein de villages assez isolés. Moi, ma communauté, elle était en pleine nature. A douze heures de camionettas de la première ville avec des routes goudronnées.
Est-ce que tu as rencontré le sous-commandant Marcos, le leader de cette insurrection ?
Marcos je l’ai rencontré il y a 10 ans, lors de mon premier voyage au Mexique. J’étais jeune, je voulais voir le mouvement zapatiste de mes propres yeux. Je me souviens, je disais à tous mes potes « je vais rencontrer Marcos ». Ils ne me prenaient pas au sérieux. Au final, cela n’a pas été si compliqué. J’ai pris un bus et je suis partie dans le Chiapas. Les zapatistes organisaient une série de conférences qui s’appelait les rencontres intergalactiques, parce que même les extra-terrestres étaient invités ! Ça c’est l’humour de Marcos. J’ai demandé autour de moi à le rencontrer et ça s’est fait. Cela devait être écrit.
(img) Marcos, fumeur de pipe
Marcos, c’est trop une lumière. Il est puissant. C’est un mec bienveillant avec beaucoup d’humour. A l’époque, j’avais envie de rester là-bas. Lui, il m’a dit que ma place était en France, que je devais continuer à faire mes trucs. Je lui avais parlé de mon collectif, la Rage du Peuple. On avait aussi parlé musique. J’ai même une photo de Marcos qui pose avec le CD de l’Esquisse, mon premier projet. Mais je ne l’ai jamais diffusée. Depuis, il suit ce que je fais. Il avait vachement partagé le clip V pour Vérité sur Facebook.
Quand as-tu commencé à travailler sur l’EP Etat d’Urgence ?
Je suis revenue à Marseille en décembre 2014. Après les attentats de novembre, j’ai décidé de mettre de côté ce sur quoi je travaillais pour faire ce projet. J’étais choquée. Je voulais réagir à tout ce climat : cette montée de haine, le communautarisme, les médias, les lois sécuritaires… J’ai l’impression qu’on fait tout pour nous pousser à la guerre civile. Dans le monde c’est pareil, c’est la guerre partout. L’époque est dure et ça m’a paru urgent de parler de paix et d’humanité mais aussi de soulever quelques questions.
Cela fait 15 ans que la France fait la guerre partout dans le monde. C’était évident qu’il y aurait un retour de flammes. Ce qui s’est passé est horrible. Mais ce qu’on fait subir à ces populations depuis 15 ans l’est tout autant. Toute vie est sacrée. Il n’y a pas de hiérarchie. Ni dans la vie, ni dans la mort.
BAR-RA-CU-DA ! / Crédits : Pierre Gautheron
Est-ce que tu es allée à Nuit Debout ?
J’y suis allée un peu en scred’ (elle fait mine de se cacher sous sa capuche, ndlr.). Ça m’a mis du baume au cœur de voir une assemblée de 600 personnes qui veulent s’engager sans entrer dans un syndicat ou un parti politique. C’est puissant comme truc quand même : place de la République, en plein Paname. Je devais jouer pour le 1er mai mais ça ne s’est pas fait. Beaucoup de ceux qui militent là-bas sont aussi des gens que je côtoie depuis des années : les BDS, les désobéissants…
Par contre, je ne crois vraiment pas à la convergence des luttes. Pour moi les quartiers ne s’engageront jamais avec les étudiants ou les syndicats. Quand tu fais partie des vrais exclus et qu’on a jamais lutté pour toi, c’est difficile de rejoindre un mouvement comme celui-là, qui peut paraître bobo ou bourgeois. Dans les quartiers, beaucoup de jeunes sont aussi hyper capitalistes. Quand tes parents ont pris des risques pour t’offrir une vie meilleure, c’est difficile de renier tout ça. Et quand un militant vient t’expliquer que tout ça, le capitalisme, c’est de la merde, ça passe mal.
Tu as tourné dans le monde entier. C’est assez rare pour une artiste française. Comment tu t’es retrouvée à jouer à l’autre bout de la planète ?
A l’étranger, ma musique a d’abord tourné chez les militants avant d’être écoutée dans les milieux hip-hop. En Grèce, j’ai joué devant 20.000 personnes. Au Danemark, pour un 1er mai, 15.000 personnes ! Je rappais en français et les gens backaient en yaourt, c’était trop mignon. A Rome, 10.000 personnes. A chaque fois que je joue à l’étranger, le public se compte en dizaine de milliers de personnes. Alors qu’en France, je fais mes petites salles de 2.000 tranquille.
Il faut dire que mon message, mon discours, touche beaucoup plus à l’étranger. En France la jeunesse est endormie. Elle n’aspire qu’à être chef d’entreprise. En Grèce, au Danemark ou au Mexique, elle a des rêves.
Tu as aussi joué à Notre-Dame-des-Landes.
Ouais, j’avais fait un concert à la ZAD en 2013. C’était pour le Festi’Zad. Le truc avait été programmé hyper à l’arrache, de manière assez inconsciente. Avant de monter sur scène, je me suis retrouvée à refaire toute l’organisation du machin. Quand tu fais venir 20.000 personnes, il faut au minimum de la sécu pour éviter le pire. On a dit tout ça aux organisateurs du festival : « les frères vous êtes un peu inconscients, faut arrêter les bières et les pétards. »
Après, à mon avis, ce n’est pas en se battant avec des flics à Notre-Dame-des-Landes ou en écoutant de la techno dans les bois que les mecs de la ZAD vont faire plier Vinci. Nous on leur parlait de bloquer l’économie, de faire des actions sur les autoroutes…
T’as eu l’impression d’être écoutée ?
(Elle mime la scène) « Ouais, ouais, ouais, tiens passe-moi des feuilles ! » Bon, je suis aussi une fumeuse, je ne critique pas. Mais c’est vrai qu’il y avait beaucoup de jeunes. Pour la plupart d’entre eux, c’est le premier mouvement. Il y a un côté adolescent. « On va casser du flic. » On est tous passé par là mais c’est dommage de ne pas aller plus loin.
En 2007, tu as aussi fait un concert sauvage à Genève …
C’est mon meilleur concert. Trop puissant ! A cette époque, il y avait énormément d’expulsions d’espaces autogérés en Suisse. Ils m’avaient appelée pour un concert de soutien. Les organisateurs avaient fait des petites affiches où ils disaient : « Concert Keny Arkana, rendez-vous à 17h à l’angle de deux rues. » Je suis arrivée deux jours avant. On s’était tous donné rendez-vous à la douane française. Ils sont venus nous chercher en moto. On a roulé de nuit, sur des petites routes. Ils craignaient que les flics nous arrêtent pour empêcher le concert ! A cette époque, j’avais vachement de buzz, les autorités avaient trop peur.
Le jour du concert, à 17 heures, il y avait 3.000 personnes au point de rendez-vous. Mon DJ et mon backeur étaient au milieu de la foule. Ils attendaient le signal. Les organisateurs avaient tout chronométré. Il leur fallait exactement 30 secondes pour brancher la sono sur un groupe électrogène. D’un coup, le DJ lance l’intro du premier morceau. Moi je me pointe en moto et clac le concert commence ! Les flics étaient verts ! Les gens montaient sur les voitures, c’était le bordel. Après on s’était tous donnés rendez-vous dans une grosse banque squattée. Il devait y avoir 10 étages, c’était immense. La police a essayé de confisquer la sono mais ils n’y arrivaient pas ! Acoustiquement, ce n’était pas un truc de fou mais l’adrénaline, le tout, c’était fort pour tout le monde. Les gens qui étaient là s’en souviennent encore.
La rabia del pueblo / Crédits : Pierre Gautheron
Quand tu n’es pas au Mexique, tu rentres toujours à Marseille ?
Oui, je fais la navette. Je suis toujours dans le même quartier : La Plaine. A Marseille, c’est un peuple de l’eau. Avec le soleil et la mer, c’est dur de réveiller les gens. Quand il y avait eu les émeutes en 2005, la seule ville qui n’avait pas bougé c’était Marseille.
Pourquoi ?
Les gens t’expliqueront que tout le monde se connaît. « Pourquoi j’irais brûler la voiture de mon pote ? » C’est vrai, mais à mon avis il y a aussi les grands dans les réseaux qui disaient « tututu » (elle fait non de la tête). « Fais pas venir les flics là, reste tranquille. » Je crois qu’à Marseille, il n’y a pas un sentiment d’exclusion comme en banlieue ou dans certains quartiers français. On est tous mélangés depuis toujours : les quartiers Nord et le centre-ville c’est la même histoire. Petite, quand je fuguais à Paris, j’étais choquée quand j’arrivais. Je voyais le communautarisme. Il y a les Antillais d’un côté, les Africains de l’autre, les Maghrébins là. « Ah, ne parle pas avec lui … nan mais eux ceci … » Nous à Marseille, on s’en fout de l’origine.
Il y a un regain du rap marseillais en ce moment. Jul enchaîne les disques d’or…
Oui, après ce n’est pas la grande époque des années 90 avec Iam et la FF [Fonky Family, ndlr]. Je suis contente pour Jul. Musicalement, ce n’est pas mon délire mais je comprends ce que les gens aiment chez lui. C’est un mec sincère, il a un petit côté Luciano [le rat Luciano, rappeur de la Fonky Family, ndlr]. Il touche les gens. Ça me fait toujours plaisir qu’un petit mec qui n’est pas dans les codes du rap gangster arrive et nique tout. Sans l’industrie, sans personne. Il fuck tout le monde, j’aime bien.
En 2012, tu as fait un feat avec Lacrim. Comment tu l’as rencontré ?
Il venait juste d’arriver à Marseille. Il ne connaissait personne. Il a croisé un petit de mon quartier. Il lui a dit : « tu connais Keny ? Dis-lui qu’elle passe me voir. » Ensuite, on s’est rencontré et on a écrit un morceau. A ce moment-là, il me disait : « moi ça ne fait pas longtemps que je rappe. » Je lui disais : « ah ouais ? T’as quand même du niveau pour un mec qui ne rappe pas depuis longtemps. » Tu sens que le mec a taffé. Humainement, c’est quelqu’un de vrai. C’est pas un mytho, il n’est pas dans la posture. Il ne fait pas le vénère pour rien. Il a des vrais principes. Les vrais mecs de la rue, ils ont tarpin de principes. Ils pensent à leurs frères. Ceux qui ont moins de principes, c’est ceux qui ne viennent pas vraiment de la rue.
Tu cites souvent Assassin comme ton groupe de référence. Tu as déjà rencontré Rockin’ Squat ?
Je ne l’ai vu qu’une fois, j’avais 15 ans. C’était l’un de mes premiers concerts. J’étais invitée à faire un morceau au concert de Prodige Namor [un groupe marseillais, ndlr]. Ils avaient invité Rockin’ Squat et Kery James sur scène. Namor il me dit : « tu viens, on a loué une petite salle pour répéter. » Je les suis et je tombe nez à nez avec Rockin’ Squat. A l’époque, on ne connaissait pas trop sa tête, il avait ses locks et tout. J’étais timide. Dans ma tête, je me disais : « Ah Mathiaaas. » J’aimais trop Assassin quand j’étais petite. Mais j’étais resté à ma place, c’était le pote de Namor, je n’allais pas faire ma groupie ! Fabe et Koma [deux rappeurs de la Scred’ Connexion, ndlr.] étaient là aussi. Ils m’avaient bien motivée. J’étais trop contente. Il y avait aussi tous les mecs d’Iam, de la FF. Tous mes héros étaient là ! Ils me disaient « vas-y petite sœur, c’est bien, continue ! » C’était un jour important dans ma vie. A ce concert, je me suis dit qu’il fallait que j’arrête mes conneries, que je me concentre sur le rap. Je n’avais pas envie de finir en prison.
Il parait que tu te faisais de l’argent en détroussant des touristes allemands…
Faire de l’argent, vite fait. On s’amusait à l’époque. C’était l’un des sports du centre-ville : karaté karaté. Tu vas voir les touristes : « Hé vous connaissez karaté karaté ? » Tu les abordes tout en faisant de grands gestes. Le truc c’est qu’ils doivent te regarder bien dans les yeux, ils ne doivent pas détourner le regard. Et hop, tu prends ce qu’il y a dans sa poche, tu files au petit qui est derrière et après, ça passe à quelqu’un d’autre. C’était de l’amusement. Dès qu’il y avait un Allemand on se chamaillait entre petits : « C’est mon tour ! », « nan c’est à moi », « j’y vais j’y vais ! » Maintenant, on m’a dit que les petits demandaient : « hé tu connais le breakdance ? »
Vidéo La première télé de Keny
C’est à cette époque que tu as fait ta première télé en 1995. On a retrouvé ce vieux documentaire de France 2 où tu freestyles.
Ah oui ce truc-là ! C’était pendant les ateliers de Namor, j’avais la haine atomique ! Ils avaient filmé tout le monde, on devait être 15. Mais putain, moi je ne voulais pas le faire ! Comme tout le monde m’avait dit « mais nan on le fait tous, ça va Keny », je l’ai fait. Au final, il n’y a que moi dans le docu, j’étais dégoûtée, mais dégoûtée… J’aurais dû m’écouter. Ce traquenard ! Ah ouais … Je l’ai mal vécu.
C’est à ce moment que tu fuguais de chez tes parents comme tu le racontes dans tes morceaux ?
Oui. A partir de 15 ans, j’ai voyagé dans toute l’Europe. Les premiers endroits militants que j’ai fréquenté, c’était en Italie, avant Berlusconi. Je dormais dans des gros centres sociaux autonomes. Au moment du contre-sommet de Gênes, j’étais à Rome. Il y avait des convois qui partaient du centre où j’étais. Moi je rapportais de l’argent que je prenais tranquillement en karaté karaté dans les bus. Je mettais la main à la pâte avec ce que je savais faire. Et puis c’est facile à Rome, dans les bus tout le monde est collé. En fait, il n’y avait même pas besoin de faire karaté.
Quand je faisais ça, je donnais souvent plus de la moitié de ce que j’avais pris à un mec dehors. Ça me déculpabilisait. Même s’il n’y avait pas d’agression, je savais que ce n’était pas bien. Et en même temps, j’étais à la rue, j’avais faim. Donner, c’était histoire de dire au bon Dieu que je faisais quelque chose de bien.
Tu continues aujourd’hui à partir à l’arrache ?
Oui, j’aime bien me faire des petites reconnexions avec la nature. Quand j’étais petite, la forêt c’était le seul endroit où les flics ne m’attrapaient pas. C’est là que je me cachais. Depuis, j’ai toujours eu ces périodes à la belle étoile.
Au Mexique, j’ai dormi pendant un an dehors. J’avais mon petit hamac ou ma bâche, et mon sac de couchage. J’en ai trop besoin. Il y a 3 jours, j’étais avec deux copines en forêt, mais je pars aussi toute seule. Je reste dans le Sud, le pays Cathare, l’Aude, l’Ariège, toute l’Occitanie. Il y a des rivières partout, des cascades, des sources d’eau chaude. La première fois que je suis allée là-bas, j’ai halluciné. Je me suis dit : « mais pourquoi je vais jusqu’en Amérique du Sud ? » Il y a des trucs de ouf en France. J’ai aussi plein d’amis qui vivent dans la forêt. Ils ont des tipis et tout. Je sais que ça parait bizarre, on a du mal à imaginer ça en France.
« Quand j’étais petite, la forêt c’était le seul endroit où les flics ne m’attrapaient pas. C’est là que je me cachais. Depuis, j’ai toujours eu ces périodes à la belle étoile. » / Crédits : Pierre Gautheron
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