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    30/06/2021

    Marchands de sommeil, mendicité et cours de français

    La vie de galères d’Hassan et Nada, nomades syriens réfugiés à Paris

    Par Thomas Abgrall , Aurelie Garnier

    Après plusieurs années d’errance autour de la Méditerranée, cette famille syrienne de la communauté Dom, un peuple voyageur du Moyen-Orient, a rejoint Paris. Pendant deux ans, StreetPress a suivi leur quotidien difficile.

    La frêle silhouette d’Hassan (1) se dessine au milieu de l’impasse, dans l’ombre. « Par ici ! », hèle-t-il d’un grand geste de la main. Il pousse une porte de service, grimpe une volée de marches et salue le réceptionniste d’un « salam aleikum ». Il s’engage dans un long couloir sombre à l’odeur rance qui déroule sa misère : des toilettes crasseuses à la chasse d’eau hors-service, puis une douche commune qui fuit. C’est la seule pour tout l’étage. Tout au fond, il y a une toute petite chambre avec un lit, d’épais rideaux marron qui s’ouvrent sur l’avenue de Clichy, et une armoire à la porte fracturée. Un cafard court sur les murs blancs à la peinture écaillée. Ahmad (1), 4 ans, et Bouchra (1), 2 ans, hurlent, s’envoient des coups de pied sur la moquette maculée de tâches. « Khalas ! », s’exaspère Nada (1). La jeune maman semble au bord de la crise de nerfs. « Ça fait une semaine que l’on vit ici. Ça nous coûte 40 euros la nuit », explique Hassan. Avant d’atterrir là, au début du mois de décembre 2019, la famille a vécu un an en banlieue parisienne, dans un taudis loué à marchand de sommeil égyptien :

    « Il nous a prévenus du jour au lendemain qu’il voulait augmenter le loyer de 100 euros. Quand nous avons refusé, il est venu avec son fils et des amis nous jeter dehors. »

    Dans le même hôtel logent plusieurs autres familles syriennes, comme celle d’Hassan. Elles sont toutes originaires de la communauté Dom, des gitans du Moyen-Orient. La communauté a quitté la Syrie dans les mois qui ont suivi le déclenchement de la révolution de mars 2011, écrasée dans le sang par le régime de Bachar el-Assad. D’abord au Liban et en Turquie. Puis, dès 2013, au moins 10.000 d’entre eux ont décidé d’emprunter le chemin de l’Europe, en particulier celui de la Belgique et de la France. « Mon père était déjà venu à Paris il y a plus de vingt ans pour travailler de manière saisonnière comme prothésiste dentaire. Il avait aimé le pays. Et nous y avions encore une connaissance », raconte Hassan.

    À lire aussi : Paris retire temporairement les enfants des familles Doms qui mendient

    Des années d’errance

    Avant de rejoindre la France, Hassan et sa famille ont connu plusieurs années d’errance. Début 2012, l’homme de 35 ans au visage anguleux a fui le quartier de Khaldiyyeh, à Homs. Le premier à se soulever massivement contre Bachar el-Assad. Il gagne la ville côtière de Lattaquié. Ce fief du régime en place est plus calme. Il y épouse Nada, une cousine éloignée originaire d’Alep, elle aussi déplacée par le conflit. Les Doms n’ont généralement pas pris parti dans le conflit. « Nous ne sommes ni avec le régime ni avec l’opposition, mais pour la nation syrienne », résume Hassan. Le répit pour le couple ne dure que quelques mois :

    « Un matin, j’ai reçu une convocation pour rejoindre l’armée comme réserviste. Je ne voulais pas tuer d’autres musulmans. J’ai pris peur et nous avons quitté la Syrie. »

    Après quelques semaines dans un camp de fortune près de Tripoli, au Liban, les jeunes mariés s’envolent pour Le Caire. Hassan travaille quand il le peut comme ouvrier dans le bâtiment. Les réfugiés syriens sont bien accueillis par le président islamiste Mohammed Morsi. Mais dès sa chute en juillet 2013, ils sont considérés comme des partisans des Frères musulmans, « des ennemis de la nation ». Le couple décide de retourner au Liban voir si la vie y est plus clémente. Hassan prend même la décision de retraverser brièvement la frontière syrienne. « Je voulais vérifier si la situation était plus calme et revoir mes parents, en particulier mon père malade », explique-t-il.

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    Au printemps 2014, Hassan, Nada et leur premier enfant ont traversé les steppes désertiques du Nord de l’Algérie. / Crédits : Aurélie Garnier

    Au Liban, le climat est hostile pour les réfugiés syriens. Les frères d’Hassan sont partis en éclaireurs en Algérie. Il décide de leur emboîter le pas. Au printemps 2014, dans les steppes désertiques des Ouled Naïl, dans le nord de l’Algérie, où vit depuis trois siècles un groupe de tribus nomades, Nada accouche d’Ahmad, leur premier fils. « On a habité dans cette région presque deux ans, on vivait plutôt bien. Mais on a fini par se retrouver seuls », assure-t-il :

    « Mes frères sont arrivés à Paris et m’ont dit qu’en France, j’aurais des droits, que les enfants recevraient une bonne éducation. »

    La famille file vers Maghnia, un village frontalier, fief des trafiquants de carburant algériens. En pleine nuit, elle traverse un mur barbelé cisaillé par des passeurs et arrive au petit matin à Oujda, au Maroc. Quelques jours plus tard, Nada y accouche de Bouchra (1), leur second enfant. Non loin de là, s’étend Nador, une bourgade côtière du Rif marocain, la porte de l’Europe.

    La route migratoire du Maghreb est bien connue des Doms. Depuis plusieurs générations, ils sont spécialisés dans la dentisterie informelle. Dès les années 1980, certains chefs de famille ont exploré les pays du Maghreb et d’Afrique, avant de se tourner également vers l’Europe, où ils ont essentiellement proposé leurs services aux populations maghrébines sans papiers ou d’origine roumaine.

    Le poste frontière de Beni Ansar se situe à quelques kilomètres de l’enclave espagnole de Melilla. Chaque jour, des travailleurs marocains journaliers traversent la frontière. Les parents se sont donc glissés dans la masse. « Nous nous sommes habillés comme les travailleurs et nous sommes passés chacun séparément très tôt le matin. Nada avait enfoui Bouchra dans sa poitrine », détaille Hassan. Pour Ahmad, le passage est plus compliqué. Ses parents lui ont fait avaler du sirop pour l’endormir et des passeurs l’ont calé dans un carton de marchandises, percé de quelques trous. « Il a mis deux jours à se réveiller, on a dû l’emmener en urgence à l’hôpital. J’étais terrorisée, je pensais qu’il était mort », raconte Nada, la voix encore tremblante. Après plusieurs mois passés dans un Centre de séjour temporaire pour les immigrés (Ceti) à Melilla, la famille est transférée par la marine espagnole à Malaga. D’où elle rejoint assez facilement la région parisienne.

    Parias au Moyen-Orient comme en Europe

    Le soir du réveillon 2019, l’ambiance est à la fête. Hassan, ses frères, les enfants et leurs cousins se retrouvent sur le Champ-de-Mars. Tour à tour, ils se prennent en photo devant la Tour Eiffel qui scintille. Des selfies qu’ils postent sur les réseaux sociaux. La réalité est pourtant moins idyllique place de Clichy. Hassan cherche de l’aide auprès d’une association syrienne. Sans grand succès. Les Doms, bien que Syriens, restent mal vus par le reste de la société. Dans les pays arabes, comme en Europe, ils sont perçus comme des « nomades oisifs », qui vivent de la mendicité et du vol. Ils salissent l’image du pays, jugent leurs compatriotes. L’association finit par les renvoyer vers le 115. Mais Hassan reste sceptique :

    « On m’a dit que le 115 trouvait des places d’hôtels loin de Paris et qu’après quelques jours, on était remis à la rue. »

    Au bout d’un mois, la famille tente finalement sa chance et parvient, après de nombreuses tentatives, à être orientée vers le centre d’accueil pour migrants d’Ivry-sur-Seine, un nouveau village humanitaire créé par la Mairie de Paris.

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    Le soir du réveillon 2019, Hassan, ses frères, les enfants et leurs cousins font la fête sur le Champ-de-Mars. La réalité est pourtant moins idyllique. / Crédits : Aurélie Garnier

    Par un glacial après-midi de février, la famille remballe son chez-soi : des vêtements, quelques couvertures, des ustensiles de cuisine, les peluches des enfants. Dehors, la neige tombe. Nada, toute fine, tente de se dépatouiller avec la poussette qui déborde de toutes parts et dérape sur le verglas. La famille arrive au centre, épuisée, à la tombée de la nuit. Un travailleur social d’Emmaüs les conduit dans un préfabriqué coloré. Hassan balaye du regard l’intérieur. « C’est sale et tout petit, on ne peut pas vivre là. Je préfère encore dormir dans la rue », tranche-t-il. « Ce n’est pas grave, je peux nettoyer », propose aussitôt Nada. « Non, on s’en va », lâche Hassan. « Tu vas être au chaud ici, la nourriture est halal », plaide un demandeur d’asile afghan, qui assiste à la discussion. Nada fond subitement en larmes. « S’il te plaît, fais-le pour les enfants », implore-t-elle. Pour Hassan, accepter cette aide serait un aveu de faiblesse. Ce serait admettre qu’il ne peut subvenir seul aux besoins de sa famille. Il y a aussi cette peur presque panique de se mélanger à des étrangers, tant la communauté a l’habitude de vivre en vase clos. « On ne restera pas ici longtemps ? », demande Hassan. « On ne vous promet rien, mais on fera de notre mieux », répond le travailleur social.

    Deux mois plus tard, la famille est transférée dans un centre d’hébergement d’urgence en région parisienne, où un processus d’insertion se met en place. Une assistance sociale, qui reprend le dossier à zéro, réalise que la famille a refusé une proposition d’hébergement de l’Office Francais de l’Immigration et de l’Intégration (Ofii), à Annemasse, il y a près d’un an. « Le centre d’hébergement était très loin de Paris, où vivent ma mère et mes frères et sœurs. On a tous été séparés après la guerre. On ne voulait pas que ça recommence », justifie Hassan. Une partie importante de la communauté vit dans des hôtels bas de gamme de la capitale ; dans des squats à Saint-Denis, porte de Saint-Ouen ; ou dans les anciens pavillons de la Cité de l’Air, près d’Orly. « La prise en charge est complexe pour les Doms, car les clans familiaux se déplacent collectivement. Ils ne veulent pas être séparés. Leur mode de fonctionnement s’adapte très mal au système d’accueil français et ils restent souvent hors des radars », explique Pierre Henry, ancien directeur de l’association France Terre d’asile jusqu’en 2020.

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    La famille est épuisée. / Crédits : Aurélie Garnier

    « Après son refus d’hébergement à Annemasse, la famille s’est vue couper l’Ada (allocation pour demandeur d’asile). Elle est restée sans accompagnement social et, une fois qu’elle a obtenu une protection, elle n’a pas fait de demande de RSA », explique la travailleuse sociale. La famille n’a pu s’en sortir que grâce au petit boulot occasionnel d’Hassan dans un resto et à la mendicité de Nada. Elle a passé des journées entières dans le métro parisien. Une après-midi, nos regards se croisent par hasard dans un couloir vide de la station gare de l’Est, mais chacun fait mine d’ignorer l’autre, par pudeur. Le visage de Nada reste impassible, elle se tient debout à côté d’une poussette vide. Quand nous prenons une fois ensemble le métro avec Hassan, il évoque les mamans syriennes et leurs pancartes « SOS familles syriennes ». « Ce n’est pas bien de mendier comme ça, mais certaines familles n’ont pas le choix, ce sont des pauvres gens… » Il n’évoque jamais les activités de mendicité de Nada, ni même son appartenance à la communauté Dom, de peur d’être stigmatisé comme en Syrie.

    « Peut-être qu’on repartira ailleurs »

    Mai 2021. Sur une grande esplanade, après la sortie de l’école, Bouchra fait des cabrioles avec ses copines de classe. Nada plaisante en arabe avec des parents d’élèves sur un banc. Hassan tire sur une énième cigarette, l’air songeur. La famille vit à deux pas dans un logement social de 25 mètres carrés auquel elle contribue modestement. Elle reçoit désormais 1.600 euros d’aides mensuelles versées par la CAF. Nada a fait de vrais progrès en français, après avoir suivi 200 heures de cours. Elle s’entraîne aussi sur une application. « Elle a décroché un diplôme », dit avec fierté Hassan. Lui, en revanche, rechigne toujours à prendre des cours de langue et vit dans l’anxiété permanente de ne pas décrocher d’emploi :

    « Je suis fatigué. Je veux travailler pour l’État français, avec un contrat, pour que nous puissions louer un appartement. Je remercie beaucoup la France, mais je ne veux plus dépendre des aides sociales. »

    Il y a quelques mois, il est parvenu à bosser pour une société de nettoyage dans le métro. Mais son contrat n’a pas été reconduit. Sur une photo de son téléphone, il sourit face à l’Arche de la Défense, vêtu d’une combinaison de travail, avec un gilet orange à bandes fluorescentes. Cinq ans après son arrivée en France, Hassan reste nostalgique, un peu déboussolé. « On se voit de moins avec mes frères. Deux de mes sœurs vivent en Belgique. En Europe, ce n’est plus comme avant », déplore-t-il :

    « Je n’arrive pas encore à imaginer mon avenir ici. Peut-être qu’on repartira au Maghreb, en Syrie, ou même ailleurs. On demandera aux enfants ce qu’ils veulent faire plus tard. Ce sont eux qui décideront, inch’allah ! »

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    Cinq ans après leur arrivée en France, la famille est un peu déboussolée. Hassan « n’arrive pas encore à imaginer » son avenir ici. / Crédits : Aurélie Garnier

    (1) Les prénoms ont été changés

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