Quai de la Rapée (75) – Écrasées par les 34 degrés et le soleil parisien brûlant, une vingtaine de femmes et leurs enfants s’abritent à l’ombre sur la terrasse de la boîte de nuit du Wanderlust. Kadi (1), 28 ans, emprunte deux feutres et des gommettes rouges vives à sa voisine. « C’est pour représenter la colère. » Ce 7 juillet 2023, la jeune femme participe à un atelier de cartographie. Elle colorie le Mali puis l’Algérie, la Tunisie et la Libye : son parcours à pied depuis la Côte d’Ivoire pour rejoindre son mari à Paris. Son voyage a duré plus de trois ans. « Faire ces cartes, ça nous aide un peu. Ça nous permet de montrer ce qu’on vit, que c’est tout sauf facile. »
D’habitude, ces femmes se croisent à l’Hôtel de Ville de Paris où elles demandent un hébergement digne. La plupart oscillent entre logements sociaux et nuits à la rue. Organisé par Solipam (Solidarité Paris Maman Île-de-France (Idf) – un réseau de santé en périnatalité pour les femmes enceintes et leurs enfants en situation de grande précarité –, l’atelier leur permet d’extérioriser une partie de leurs traumatismes et de parler de santé mentale avec des professionnels. Quelques tables plus loin, Salma (1), enceinte de presque huit mois, trace des flèches oranges sur sa carte. Elle aussi a quitté la Côte d’Ivoire pour la Tunisie, c’était il y a deux ans. La future maman raconte péniblement avoir traversé « trop de choses ». « J’ai eu l’excision à l’âge de sept ans et je me rappelle de tous les détails. »
L’atelier carte permet aux femmes exilées d'extérioriser une partie de leurs traumatismes. / Crédits : Pauline Gauer
Des trajectoires traumatiques
Salma poursuit son coloriage, avant d’écrire « trajet difficile, deux jours sur l’eau » là où se trouve la Méditerranée. « On était 23 sur un petit bateau, un zodiac, quand un bateau de pêcheurs tunisiens nous a demandé de nous approcher d’eux. Mais on a refusé. Ils ont allumé leur moteur et ça a renversé le bateau. » Elle regarde dans le vague, son récit est haché par de grandes respirations, comme une façon de se redonner du courage :
« Ils nous ont laissé nous noyer. »
« Faire ces cartes, ça nous aide un peu. Ça nous permet de montrer ce qu'on vit, que c'est tout sauf facile. » / Crédits : Pauline Gauer
Salma raconte qu’il y avait un petit garçon avec eux. Des amies aussi, Mariam et Assetou. « Je ne sais pas combien de gens sont morts. » Kadi aussi a placé une gommette sur la Mer Méditerranée, entre la Libye et l’Italie. « On n’en parle pas trop, mais on est beaucoup à avoir vécu des naufrages. » La parole se libère difficilement, à demi-mots, pudique. Elle a quitté la Côte d’Ivoire avec sa meilleure amie, morte ce jour-là. « Dans la mer. Ça a été terrible. » Ses blessures l’ont été, aussi, comme le rappellent ses bras blessés. « J’ai été brûlée sur tout le corps à cause de l’essence. » Les jambes tremblantes, la jeune femme aux joues rondes rature plusieurs fois la Libye et colle une nouvelle gommette rouge :
« Ça me fait mal de mettre des points sur ces endroits. »
« Dans la mer. Ça a été terrible », raconte Salma. / Crédits : Pauline Gauer
Les larmes aux yeux, elle soupire et raconte son arrivée dans le pays d’Afrique du Nord. « En entrant en Libye, comme beaucoup de femmes, j’ai fait des piqûres pour ne pas tomber enceinte à cause des viols. » Nouvelle grande respiration. « Là-bas, ce n’est pas un seul homme qui te viole, c’est un le matin et un autre le soir. Je me rappelle d’une femme qui allait se faire violer, lorsque nous étions en prison. Elle a refusé et l’homme l’a tuée devant nous. On a beaucoup pleuré. »
Salma raconte son parcours, les larmes aux yeux. / Crédits : Pauline Gauer
L’arrivée à Paris
Pendant qu’une amie garde son petit garçon qui colorie une feuille blanche de toutes les couleurs, N’Gole se concentre à illustrer le plus précisément possible sa vie en France. Originaire du Sénégal, elle est arrivée à Paris directement en avion. La grande femme d’une trentaine d’années semble préoccupée et attend avec impatience que l’atelier se termine. Sur sa carte, elle a représenté en vert, « pour la joie », la maternité où son fils est né il y a cinq ans. En bleu, « pour le respect qu’on lui accorde », il y a l’accueil de jour des Amarres, un lieu qui accueille, oriente et fournit des repas aux demandeurs d’asile. La ville de Paris est, elle, entourée plusieurs fois de rouge. « Je suis fatiguée ici. Je ne vis pas avec mes enfants en ce moment parce que je n’ai pas de logement, je n’ai rien », raconte N’Gole en nettoyant ses lunettes avec un bout de tissu :
« Même lorsqu’on a des enfants qui sont nés en France, on n’a pas le droit de bien s’occuper d’eux : on n’a pas le droit de travailler, de payer. La seule chose que l’on souhaite, c’est d’aider nos enfants, les faire vivre. »
Derrière N’Gole, Fatou (1) ne retient plus ses larmes et s’effondre. En situation de grande précarité, fragile, la jeune femme vêtue de beige enchaîne les logements sociaux depuis deux ans, sans trouver de véritables solutions pour son enfant. L’atelier carte n’est pour elle qu’une excuse pour ne pas y penser, mais la réalité la rattrape. Ce soir encore, elle et sa famille devront dormir dans la rue, « dans un métro ou au fond d’un parking » :
« Il y a beaucoup de rouge sur ma carte parce que j’ai trop souffert. Cergy, Pontoise, Sarcelles… J’ai habité dans toutes les villes du Val-d’Oise. 30 hôtels en deux ans. »
Fatou enchaîne les logements sociaux depuis deux ans, sans trouver de véritables solutions pour son enfant. / Crédits : Pauline Gauer
N’Gole est réconfortée par Awa, son amie depuis déjà plusieurs mois. Avant d’ajouter : « Parfois, on reste un jour dans ces hôtels, parfois deux semaines. Il faut toujours déménager. Deux ans c’est long, ça ne s’arrête jamais, je suis épuisée. »
N’Gole se concentre à illustrer le plus précisément possible sa vie en France. / Crédits : Pauline Gauer
À la rue
La veille, la vingtaine de femmes, épuisées, a passé la nuit avec leurs enfants dans l’accueil de jour des Amarres, en bord de Seine. Après une soirée passée à l’Hôtel de ville, elles n’ont pas obtenu de mise à l’abri. Une véritable solidarité s’est créée au fil des derniers mois entre ces mamans aux histoires similaires. « On partage tout, on se fait confiance », soupire Kadi en regardant deux bébés endormis dans des poussettes. Comme Salma, Kadi est enceinte, elle, de six mois. Les deux femmes souffrent d’un fibrome, une tumeur bénigne mais très douloureuse des muscles lisses de l’utérus. Une pathologie dont souffrent beaucoup de jeunes femmes qui, à la rue, ne peuvent pas être soignées rapidement. Des sages-femmes du service de protection maternelle et infantile (PMI) et une infirmière passent entre les tables et distribuent des gobelets d’eau. Elles s’appliquent à écouter leurs histoires, leur apporter des conseils et des soins, si elles le peuvent. Une interprète arabophone du Samu Social de Paris est également présente pour faciliter les récits.
Une véritable solidarité s’est créée au fil des derniers mois entre ces mamans aux histoires similaires. / Crédits : Pauline Gauer
À la fin de l’atelier, Kadi raconte ses allées et venues entre les accueils de jour, les gymnases et les logements sociaux :
« Hier, ça faisait trois nuits qu’on dormait toutes dans la rue. Il y a des femmes ici qui dorment dehors avec leur bébé. Qui souhaite une telle chose dans sa vie ? Personne. »
Kadi raconte ses allées et venues entre les accueils de jour, les gymnases et les logements sociaux. / Crédits : Pauline Gauer
« Les gens dorment dehors et on ne peut même plus les aider à trouver un logement », soupire Clélia Gasquet-Blanchard, chercheuse à l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP) et à l’unité mixte de recherche (UMR) Espaces et Sociétés (ESO), qui mène l’atelier de cartographie et travaille sur la géographie critique, les inégalités de santé et les trajectoires des femmes en situation migratoire. « Cependant, on refuse d’être désespérées. » Le réseau Solipam Idf note toutes les histoires recueillies pendant l’atelier. Le but : alerter les institutions comme la Ville de Paris et la Direction régionale et interdépartementale de l’Hébergement et du Logement (DRIHL) sur les conditions de vie de ces femmes et de leur famille. « L’atelier est aussi un moyen d’effacer un quotidien qui est inhumain, indécent et impossible », ajoute Clélia Gasquet-Blanchard.
« L’atelier est aussi un moyen d’effacer un quotidien qui est inhumain. » / Crédits : Pauline Gauer
Crayons, cartes et gommettes rangés, les femmes récupèrent leur poussette et quittent les lieux pour retourner à la rue. Une fois encore, elles devront se débrouiller pour passer la nuit en sécurité et protéger leurs enfants. En partant, Salma raconte qu’elle part retrouver son mari à l’arrêt de bus le plus proche, pour monter dans le premier qui passera, peu importe la direction :
« Je ne peux pas marcher avec ma grossesse. Je passe mes journées dans les bus et mes nuits dans les noctiliens. On dort jusqu’au terminus puis on en prend un autre. On fait ça toutes les nuits depuis Gare de l’Est ».
Elle espère accoucher rapidement pour soigner son fibrome et sa santé. Son fils, elle l’appellera Hicham : « Ça veut dire généreux. J’aimerais qu’il soit gentil, solidaire et qu’il aide son prochain. »
(1) Les prénoms ont été changés.
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