« Le rap fédère et ramène du public en festival. Il est temps de les payer à leur juste valeur. » Eric Bellamy est catégorique, « ces artistes ont été exploités pendant plusieurs années ». Le directeur général de Nouëva Productions a fait partie des premiers à faire tourner des rappeurs en salle et en festival dans les années 2000. En visio, il énumère ses galères de l’époque pour imposer ces artistes aux programmations des festivals d’été. « En France, il y avait une scène rap établie, avec ses radios comme Skyrock. Mais effectivement, cette scène qui vendait déjà beaucoup de disques ne passait pas le cap des festivals », réagit Jean-Yves Reumont, programmateur du festival belge Les Ardentes, devenu incontournable dans le milieu.
Pas au goût des programmateurs, éloignés des scènes, le rap et ses ramifications ont tracé leur chemin en parallèle, pour devenir la musique préférée des Français. Forts de leurs chiffres de ventes vertigineux, les artistes du genre sont aujourd’hui incontournables et squattent le haut de l’affiche des festivals. Meryl est programmée 16 fois cet été, 17 dates pour Tiakola et 21 pour le champion, Hamza. Après trois décennies de discrimination et de ghostage, le rap prend sa revanche. On vous explique tout dans notre nouvel épisode de FACTS.
L’histoire
Selon le ministère de la Culture, 70% des festivals de musique actuelle se sont montés dans les années 2000. Mais certains naissent plus tôt, dans les années 90 : Les Vieilles Charrues (1992) ou La Route du Rock (1991) en Bretagne, Le Printemps de Bourges (1977) dans le Cher, ou encore Les Francofolies (1985) à La Rochelle (17). « À l’époque, les programmateurs viennent de la scène rock et sont attirés par un rap engagé, plutôt alternatif, avec justement une énergie rock sur scène », commente Eric Bellamy, le boss Nouëva Productions, ex-directeur et fondateur de Yuma, qui a été classé 14e personnalité la plus influente du milieu rap selon le média Booska-p. Courant 90, les plus grands groupes s’appellent Nirvana, Red Hot Chili Peppers ou Radiohead. Les festivals ont collé à cette tendance. Mais les nineties, c’est aussi l’éclosion du rap. « À ce moment-là, tu as NTM ou Assassin qui tournent, parce qu’ils ont cette énergie rock sur scène. MC Solaar aussi, ou les artistes affiliés à la Scred Connexion, parce que les textes plaisent aux programmateurs. Mais sinon tu as un vide sidéral », assure Eric Bellamy, qui poursuit :
« Il y a toute une frange du rap qu’ils ne veulent même pas voir. Toute la vague Mafia K1 Fry par exemple. »
Parmi les rares artistes rap à passer en festival, il y a Vicelow, membre du groupe Saïan Supa Crew : « On les a tous fait ! On nous disait souvent : “Vous faites bien de la scène pour des rappeurs”. » Ils rappent, chantent, beatboxent, leurs influences multiples les font sortir de la case rap. Surtout, ils mettent beaucoup d’énergie dans leur scénographie. Il raconte que le rap avait mauvaise réputation : mauvais sur scène, bagarreurs. « Ça craignait les concerts de rap à l’époque, mais comme le rock. » Eric Bellamy ajoute : « Il y a des mauvais shows dans tous les styles, ça ne les empêchait pas d’être programmés ». Les deux hommes s’accordent sur une chose :
« C’était des bonnes excuses. »
Diam’s, 1995 et le streaming
Dans les années 2000, les discriminations se poursuivent. Eric Bellamy raconte que, sur une même période, il travaille avec Tandem, Sefyu, Kery James et Keny Arkana. « Sur un artiste comme Sefyu, il a fallu attendre qu’il aille aux Victoires de la musique et que plusieurs événements lui permettent de devenir un artiste de festival. Il a fallu se battre longtemps, explique-t-il. Keny Arkana, ça a été beaucoup plus vite, parce que c’est une petite nana blanche avec des textes engagés. Tandem aurait mérité de faire plein de festival et ils en ont très peu fait. »
Une première vague pop dans le rap, modifie en partie cet état de fait. Diam’s, Sexion d’Assault ou Stromae font partie des artistes qui ont fait bouger les lignes et ouvert des portes aux générations suivantes. Quand on avance dans le temps, dans les années 2010, c’est aussi l’avènement d’une nouvelle scène, avec Orelsan, L’Entourage ou Roméo Elvis. Pour Eric Bellamy, le concert de 1995 aux Vieilles Charrues en 2012 change la donne : « Tous les programmateurs du milieu étaient sur place et là, un gros pogo se forme et ça les choque. Ils se disent : “Ah, c’est donc ça le nouveau rock” et le ramène encore à leur éducation musicale. Ils constatent qu’il y a du monde, de l’ambiance, que c’est la scène où il y a le plus de mélange. » Le tourneur en est certain :
« Il faut se dire la vérité : ça rassure les programmateurs, les rappeurs blancs. Ils s’identifient beaucoup plus qu’à des mecs de banlieues. »
Un dernier élément qui pourrait expliquer l’arrivée du rap en festival est évidemment le streaming. En 2016, il est comptabilisé dans les certifications. Résultat : le rap monte à la première place de tous les tops ! Et les programmateurs ne peuvent plus ignorer son succès.
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Le tournant des Ardentes
« Le travail d’un programmateur, c’est un peu comme un cuistot qui a plein d’ingrédients et qui veut faire le meilleur plat », sourit Jean-Yves Reumont, programmateur des Ardentes depuis 2007, un an après la première édition du festival liégeois, en Belgique. « Il faut avoir les meilleures têtes d’affiche, sentir les nouvelles tendances. En fait, c’est ce juste-milieu : des locomotives, un cœur d’affiche intéressant et des découvertes. » Le professionnel de la musique a eu le nez creux courant des années 2010. Aujourd’hui, le festival Les Ardentes est le rendez-vous annuel du rap francophone : c’est 20 millions d’euros de budget, dont 8 millions dédiés à la programmation de plus de 150 artistes urbains, dont Gazo, Kerchak ou Aya Nakamura. Mais à l’époque, l’événement à un ADN plutôt électro-rock, même s’il a toujours invité des artistes rap à performer. Un éclectisme partagé par un certain nombre de festivals à l’époque. « On était un festival local, très apprécié des Liégeois. Mais plafond de verre. Quand on allait par exemple parler à des médias français, qu’on leur disait : “Venez en Belgique c’est super !” On nous répondait : “Oui mais des festivals comme le vôtre, il y en a partout alors pourquoi Les Ardentes ?” »
En 2015, Kendrick Lamar, ASAP Rocky et Nicki Minaj cartonnent. C’est aussi la période où est mise en lumière la scène belge : Damso, Hamza, Caballero & JeanJass, etc. « Dans le même temps, on avait remarqué qu’un un nouveau public se déplaçait pour le hip-hop. » Cette année-là, le line up des Ardentes fait la part belle à l’urbain, tout en gardant quelques noms rock ou électro, comme Iggy Pop ou Paul Kalkbrenner. Mais le public est frustré : les festivaliers historiques ne comprennent pas la nouvelle programmation et les nouveaux ne sont pas intéressés par l’ancienne. « On a continué cet entre-deux pendant trois ans. Et puis on a décidé de faire le choix de la jeunesse et on va proposer cette affiche 100% musiques urbaines », termine Jean-Yves Reumont. Un choix gagnant puisque Les Ardentes n’ont eu de cesse de se développer depuis. En 2022, le festival a même déménagé pour accueillir davantage de visiteurs.
Ça coûte combien ?
Bilan, en 2023, la quasi-totalité des plus grands festivals de musique en France programment du rap. Et ça se paie, maintenant qu’il est au top ! La première chose à comprendre, c’est qu’il y a plusieurs divisions selon la renommée de l’artiste. Ceux qu’on peut appeler les grosses têtes ou les têtes d’affiche, sont capables de remplir les grandes salles parisiennes, comme le Stade de France, la Défense Arena ou plusieurs Bercy ; mais aussi en province. Orelsan, Damso, Djadja et Dinaz ou SCH, par exemple. Ces artistes pourraient toucher entre 150.000 et 350.000 euros pour un concert en festival cette année. Les prix peuvent évoluer si le concert est exclusif, ou si l’artiste fait la tournée des festivals ; s’il a déjà beaucoup tourné en salle ou non. C’est également une négociation différente avec chaque festival. Aya Nakamura toucherait autour de 350.000 euros pour un live cette année. Le cachet du Belge Stromae, qui tournait l’année dernière en festival, monterait jusqu’à 500.000 euros.
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La seconde division est capable d’enchaîner la tournée des Zéniths, comme Gazo, Soolking, Ziak ou Josman. Eux tourneraient entre 40.000 et 100.000 euros pour une date en festival. De leur côté, les artistes en développement pourraient prétendre à une somme de 1.000 à 30.000 euros. « Selon le buzz, s’ils aiment mieux ton show, sur des critères pas toujours fondés », commente Eric Bellamy, dubitatif. Il embraye :
« Des artistes comme Dinos, Josman, Luidji, toute cette scène qui ramène beaucoup de monde, ne sont pas payés à la hauteur de ce qu’ils devraient être. Les programmateurs ont du mal à voir qu’ils sont des champions et qu’il faut les payer comme des champions. »
Selon lui, c’est une question de mentalité : les festivals seraient plus enclins à sortir les gros chèques pour les artistes anglo-saxons. « Une artiste comme Aya Nakamura n’est pas payée à l’échelle de ce qu’elle représente à l’échelle mondiale. Les programmateurs ne sont pas prêts à mettre plus de 250 à 300.000 euros, contre un million pour des artistes anglais ou américains. »
Sur ces cachets qui semblent énormes, tout ne va pas directement dans la poche de l’artiste : il faut payer ses équipes, la scénographie, le transport, les hôtels, etc. La seconde, c’est que les grands gagnants sont surtout les têtes d’affiche, les champions des festivals, qui vont enchaîner des dates tout l’été. Mais pour les autres, les festivals font souvent partie du financement global de leur tournée de l’année.
Malgré tout, pour les festivals, ça commence à être dur. Le magazine Tsugi publiait récemment une grande enquête sur la hausse du prix des cachets en festival, tout genre confondu. Elle serait due à trois points. D’abord à l’inflation – le carburant est plus cher, donc les tour bus aussi, donc les éléments de la scénographie, etc. Ensuite, il y a eu le covid et le manque à gagner durant cette période. Et les artistes se rattrapent sur leur tournée actuelle. Enfin, Tsugi constate une augmentation des budgets alloués à la scénographie. La conséquence, c’est l’augmentation du prix des festivals. Le prix moyen du billet jour est passé à 79 euros, pour les festivals de plus de 30.000 places par jour, comme Les vieilles charrues, le Main Square festival ou We Love Green. C’est 14% de plus par rapport à 2022. Eric Bellamy s’interroge :
« Est-ce que les fans vont continuer à venir en festival ? Ou vont-ils préférer utiliser cet argent pour voir les artistes en salle, avec leurs scénographies ? »
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