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    01/12/2023

    La psychose des « enfants radicalisés »

    Après l’attentat d’Arras, des enfants de 11 ans envoyés en garde à vue pour « apologie du terrorisme »

    Par Nada Abou el Amaim

    Après l’attentat d’Arras, 400 enfants ont été exclus définitivement ou temporairement de leurs collèges ou lycées, soupçonnés de radicalité. Plusieurs ont même comparu devant la police. Récit d’une panique alimentée par le ministre Gabriel Attal.

    « Que penses-tu des armes ? De l’Islam ? Est-ce que tu pries ? Tu vas à la mosquée ? Quelle mosquée ? Tu suis des imams sur TikTok ?… » Dans une salle d’interrogatoire faiblement éclairée, une cheffe brigadier questionne un enfant de 11 ans. Samy (1), collégien du Val-de-Marne (94), est auditionné pour « apologie du terrorisme ». Il est accusé, le 16 octobre dernier, lors de l’hommage national de son collège au professeur assassiné à Arras (62), d’avoir chuchoté la phrase :

    « J’aurais préféré que ma maîtresse de CM2 meurt. »

    Dominique Bernard, professeur de lettres du lycée Gambetta-Carnot d’Arras (59), dans le Nord, a été assassiné par un ancien élève de l’établissement trois jours plus tôt. Le drame suscite un émoi national, y compris dans les médias, et résonne tristement avec l’assassinat d’un autre professeur, cette fois dans les Yvelines : Samuel Paty, exactement trois ans plus tôt. Le ministre de l’Éducation Gabriel Attal multiplie les tirades de fermeté devant les journalistes. Pour lui, « aucune contestation, aucune provocation » des élèves ne sera tolérée. Au total, après l’hommage, 454 sanctions ont été prononcées dans l’Hexagone : 85 exclusions définitives de l’établissement, 322 temporaires et 47 définitives avec sursis, selon l’AFP. Et parmi eux, des jeunes de 11 ou 12 ans, comme Samy, se sont retrouvés au commissariat.

    Sans en informer les parents de Samy, le chef d’établissement alerte le rectorat. Pas de conseil de discipline, Samy est directement envoyé devant une cheffe brigadier, car il est suspecté de radicalisme islamiste. « Quand la police m’a appelé pour me dire de venir au commissariat avec mes enfants, j’ai vu noir. Je pensais qu’on allait me les enlever », témoigne Amélie (1), la mère du collégien. « À la fin de l’audition, mon fils m’a dit : “Maman, qu’est-ce que ça veut dire terrorisme ?” », se souvient celle qui a été convoquée une seconde fois, quelques jours plus tard, en qualité de témoin :

    « J’ai eu l’impression que c’était mon procès. On m’a même demandé si j’étais pro-Palestine ou pro-Israël. »

    L’avocat de la famille, maître Sofian Feriani, confirme à StreetPress que « les questions étaient un poil tendancieuses ». « C’est au personnel que revient le rôle pédagogique d’expliquer à l’enfant que ses propos étaient malvenus », note l’avocat, regrettant l’ampleur de la situation et « une hystérie collective ».

    « Nous ne savions pas que cela irait aussi loin »

    À la suite de l’attentat d’Arras, Gabriel Attal a brodé tout un système de recensement de signes de radicalisation auprès des établissements scolaires, main dans la main avec son homologue de l’Intérieur et de la Justice. Le ministère de l’Éducation a par exemple publié sur sa plateforme en ligne, Éduscol, un guide pour « recueillir la parole des élèves après l’attentat d’Arras ». Si le document prétexte se soucier de la santé mentale des enfants, il n’écarte pas la piste des signalements à laquelle s’agrippe Gabriel Attal. « Des enfants peuvent tenir des propos manifestement hostiles ou inacceptables, […] Ces agissements font systématiquement l’objet d’un signalement », peut-on lire sur la page.

    Une note est également envoyée par le ministère au personnel éducatif. « Nous avons reçu une indication, qui s’apparente plutôt à un ordre, de signaler toutes les perturbations lors de la minute de silence », raconte Nathalie, une enseignante de français d’un collège du Val-de-Marne. Après l’hommage, plus de 500 affaires ont fait l’objet de saisies du procureur de la République, selon le ministre de l’Éducation. Comme Samy, via ces signalements, plusieurs mineurs ont été auditionnés par la police, interpellés ou encore retenus en garde à vue le temps d’une nuit. Nathalie regrette :

    « Nous ne savions pas que cela irait aussi loin. »

    Début novembre, après les vacances de la Toussaint, 183 élèves avaient déjà été suspendus à la demande du ministre dans toute la France. Tout ça sans attendre de conseil disciplinaire, procédure obligatoire enclenchée lorsqu’un élève « commet un acte portant une atteinte grave aux valeurs de la République, notamment au principe de la laïcité ».

    La panique des questionnaires

    En parallèle, certains enseignants ont été « fortement encouragés à aborder le sujet du terrorisme à nos élèves », confie Nathalie. « Il y a une telle pression sociale en salle des professeurs qu’on ne peut pas contourner le sujet. Libre à nous de trouver la bonne manière d’en parler », précise la prof de français. Et pour cela, à l’initiative de certains enseignants, et parfois « de plus haut », des questionnaires ont été distribués dans les classes afin d’interroger les enfants sur leurs ressentis et leurs émotions concernant l’attentat terroriste.

    Là encore, la séquence a été traversée d’une panique collective via le tweet d’une ex-journaliste, fille d’un sénateur Les Républicains (LR), mais actuellement responsable chez Axa. Avec presque 7 millions de vues, elle publie la réponse d’un élève de 11 ans qui aurait écrit : « Je n’ai rien ressenti. Pourquoi dramatiser pour un prof quand des millions de personnes meurent en Palestine. » « Cela fait froid dans le dos et doit nous alerter sur l’endoctrinement précoce », rajoute-t-elle. L’image du questionnaire n’a pas été vérifiée et a été postée par d’autres comptes sur le réseau social.

    Dans le système mis en place par l’Éducation nationale, si la réponse d’un des élèves constitue une « potentielle menace », les signalements se mettent en marche. À la question : « Qu’est-ce que tu penses de l’assassinat du professeur Dominique Bernard ? » Djibril (1) élève de 12 ans dans un collège du Val-de-Marne a répondu : « Je ne sais pas quoi en penser ». Mais lorsque l’enseignante fait un tour de table pour lire les réponses à haute voix, celle de Djibril ne lui suffit pas. Après insistance, l’enfant finit par répondre :

    « Je pense qu’il y a des gens qui méritent de mourir. »

    Quelques jours plus tard, l’élève est suspendu. Lui aussi passe par la case police. « L’histoire a fait le tour de l’école », explique Hawa (1), sa mère :

    « Mon fils a été harcelé par un camarade qui l’insultait de terroriste par message. Aujourd’hui, il a peur de retourner à l’école. »

    Elle décrit « des regards incriminants venant non seulement de la part des élèves, mais aussi du corps enseignant » à l’égard de son fils. « Je comprends totalement l’indignation face à ses propos, mais de là à lui tourner le dos, il ne faut pas oublier qu’il n’a que 12 ans. Il est innocent. C’est encore un bébé ». Hawa a du mal à comprendre pourquoi « quand il y a des sujets profonds » comme l’attentat d’Arras « on essaie d’extirper un avis à des enfants » :

    « La prévention et la sensibilisation, c’est une chose. Mais quand l’enfant vous dit qu’il ne sait pas quoi répondre parce qu’il ne ressent rien, c’est assez clair. Je ne comprends même pas la démarche. Quelle est l’intention derrière ? À tout prix le rendre coupable ? »

    Traumatisé par la procédure pénale

    Depuis la rentrée, Djibril, du haut de ses 12 ans, n’est plus admis en cours. Pour Samy, le collégien de 11 ans, il a eu un conseil de discipline quatre semaines après l’hommage à Dominique Bernard. Il a été sanctionné à hauteur de cinq jours d’exclusion, avec une proposition de service civique pour la ville de Créteil (94). « Ils punissent pour punir. C’est exclusivement pour la forme », déclare maître Sofian Feriani, l’avocat de Samy. « Même si tout le monde était très bienveillant envers Samy, lui était déjà traumatisé par une procédure pénale qui lui a fait comprendre la gravité de ses mots », poursuit l’avocat qui se dit « déçu » du délibéré. Pour un de ses confrères, avocat d’Hawa et de son fils Djibril, la France « a tendance à avoir une réponse répressive à tout ». Cet avocat – qui souhaite rester anonyme – rappelle que dans ces cas d’enfants considérés comme « radicalisés », « les propos qu’ils tiennent peuvent être la manifestation d’angoisses ou de troubles. Il faut une réponse adaptée à leur échelle ».

    À LIRE AUSSI : « Après Arras, on se dit qu’on a échappé au pire » : des intrusions répétées inquiètent un lycée de Bagnolet

    Pour l’instant, celle du ministère semble n’en avoir qu’une : la déscolarisation. Si Gabriel Attal affirme « croire profondément au rôle de l’éducation pour faire reculer la radicalisation », sa politique déroute de ce bon sens. « On peut avoir l’élève six heures dans la journée à l’école. Mais tout ce qui se passe autour fait qu’on lui lave et qu’on lui retourne le cerveau […] il y a un tel embrigadement familial et d’environnement, qu’on ne se bat plus à armes égales […] on doit penser à une autre solution que de les scolariser », a-t-il déclaré à France 2, proposant de mettre en place des « structures spécialisées » pour les accueillir. Mais pour aller où ? Le temps presse pour les élèves qui ne sont plus les bienvenus dans leurs établissements. « Où est l’obligation d’instruction ? La protection de l’enfance ? » se demande Nathalie, la professeure du Val-de-Marne. Même si certaines de ces affaires n’iront pas au-delà d’une exclusion temporaire ou d’un avertissement, elle craint « déjà les troubles que cela va créer » :

    « On ne doit pas regarder nos enfants comme nos ennemis, si on ne veut pas qu’ils le deviennent plus tard. »

    Dans les médias, Gabriel Attal a expliqué que « plusieurs dizaines » d’enfants étaient directement suspectés de radicalisation. StreetPress a voulu savoir combien des 183 élèves exclus de leurs établissements suite à l’hommage national de Dominique Bernard étaient concernés. « Il est encore trop tôt pour répondre précisément à votre demande », a répondu succinctement par mail le ministère de l’Éducation.

    (1) Les prénoms ont été changés.

    Photographie de Une issue de Wikimedia Commons : une salle de classe d’établissement secondaire. Certains droits réservés.

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