« Imaginez la scène : des dizaines de femmes, la soixantaine, qui courent en plein Belleville pour fuir la police. » Selon Ting, coordinatrice des Roses d’acier, une association communautaire qui accompagne les travailleuses du sexe chinoises, le tableau a lieu « quasiment tous les jours » dans le quartier du nord-est parisien. Des associations comme le Syndicat du travail sexuel (Strass), Act-Up ou encore Acceptees-T ont fait le même constat. Elles lient l’augmentation des contrôles de ces travailleuses du sexe (TDS), déjà victimes d’une répression constante, au « nettoyage social » en cours aux quatre coins de Paris avant les Jeux olympiques et paralympiques (JOP). Que ce soit aussi bien à Belleville, à Saint-Denis ou encore au bois de Vincennes, qui accueillera un camp militaire provisoire pour les JOP. « Ce qui est sûr c’est qu’elles témoignent d’une présence policière plus importante et limitent leurs sorties », abonde Eve Derriennic, coordinatrice de Médecins du monde à Paris. Elisa Koubi, coordinatrice du Strass, précise :
« Dès novembre, on a constaté des descentes musclées sur des lieux de prostitution. »
À Belleville, une source de « stress en plus »
« Bien sûr qu’on court, quand les policiers arrivent », en rigole Hua (1), une femme âgée de 48 ans. « Il y a des policiers tous les jours à Belleville », rapporte-t-elle avec lassitude. Elle travaille dans le quartier depuis cinq ans. Mais depuis quelques mois, elle souhaite faire profil bas, d’autant qu’elle a déjà fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) en 2023 :
« Je ne sortirai pas beaucoup pendant les JO, mais je serai quand même obligée, pour pouvoir payer mon loyer et manger. »
Lili (1), 64 ans, montre sa hanche qui lui pose problème et rit. Celle qui fréquente Belleville depuis sept ans court aussi quand elle voit la police, « plus présente qu’avant ». « Quand je travaille, je dois surveiller les clients, les enfants qui nous jettent des cailloux, les voleurs et maintenant les policiers », raconte Lili, qui a connu l’avant 2016 et la pénalisation des clients. Une source de « stress en plus », alors qu’une journée de travail paie moins bien depuis la loi. Au début de l’année, elle a été arrêtée « en pleine journée par un policier en civil » et placée en garde à vue. Mei (1), elle, se tapote la tête et sourit. Il y a trois ans, la femme de 67 ans a été victime d’un AVC. Malgré cela, elle a repris le travail à Belleville. Pas le choix :
« Si ce n’était pas à cause de la misère, je ne ferais plus ça. »
Elle aussi a « maintenant le réflexe de courir » quand elle voit les policiers. Sans papiers, elle n’a pour le moment jamais été arrêtée mais la peur s’est intensifiée. Elle a seulement été contrôlée à deux reprises à chaque fois avec la même copine. « Il faudrait qu’on arrête de papoter ensemble dans la rue », plaisante-t-elle.
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Des pratiques humiliantes
Il est environ minuit, fin janvier, lorsque Dan (1) et deux autres femmes sont contrôlées par des policiers en civil, sur le boulevard de la Villette. Dan et l’une d’entre elles sont arrêtées mais seule la première est envoyée dans le centre de rétention administrative (Cra) de Mesnil-Amelot (77). Si elle y est retenue moins de 24 heures, c’est suffisant pour la traumatiser. Dans un premier temps, elle reste recluse chez elle, mais pour subvenir à ses besoins, elle est bien obligée de reprendre le travail. Mi-février, c’est une femme transgenre qui a été arrêtée au bois de Boulogne. « Elle a été placée en CRA », rapporte June Lucas, juriste chez Acceptees-T. Malgré son genre, « elle a été placée parmi les hommes », dénonce-t-il.
Dans les locaux de la Mission d’intervention et de sensibilisation contre la traite des êtres humains (Mist) (2), Tracy dénonce des pratiques humiliantes de la police et des contrôles d’identité qui auraient été parfois violents depuis l’été 2023. « Parfois, ils nous poursuivent dans le bois de Vincennes avec des chiens », raconte la jeune femme d’origine nigériane, membre active de l’association. Une version chaque fois contestée par le commissariat du 12e arrondissement de Paris, qui a répondu à la Mist et au Barreau de Paris Solidarité – un dispositif d’accès au droit – que ses policiers ne seraient jamais accompagnés de chiens durant leurs interventions. « On a beaucoup de mal à identifier les unités de police qui interviennent au bois de Vincennes », reconnaît Aurélia Huot, directrice adjointe du pôle Accès au droit et à la justice du Barreau de Paris Solidarité.
Mais ce ne seraient pas les seules pratiques humiliantes lors des arrestations, indique Tracy :
« Des filles ont été arrêtées presque nues. »
« Une fois, alors que je me trouvais dans une camionnette avec d’autres femmes et que nous avons refusé d’ouvrir aux policiers, ils nous ont aspergées de gaz lacrymogène profitant que l’une des vitres était baissée », affirme la jeune femme. Elle enchaîne et évoque brièvement une autre Nigériane qui travaillait dans le bois de Vincennes et qui a été arrêtée mi-novembre. Placée en CRA, elle n’a plus eu de ses nouvelles. Pour éviter ces situations, les femmes sans-papiers arriveraient désormais tard au bois, « vers 1h du matin » et « n’appellent plus la police » en cas d’agression, confie Aurélie Huot. « Il y a maintenant moins de femmes au bois de Vincennes », poursuit-elle. Loin de signifier une baisse de la prostitution, « elles vont continuer de travailler mais on ne sait pas où ». De quoi briser le travail des associations sur place.
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Un ciblage à coup d’OQTF et de verbalisations
« Il y a une augmentation des OQTF délivrées aux femmes depuis l’été 2023 », assure Maud Pommier, porte-parole et référente justice de la Mist. Certaines assos y ont vu le début du compte à rebours des JOP, un an avant le début de l’événement, mais la période correspond également à un changement de commissaire dans le 12e arrondissement de Paris. La Mist a aussi constaté une hausse de la notification de ces OQTF les vendredis, alors que les personnes qui en font l’objet ont 48h pour les contester, ce qui limite leur marge de manœuvre.
Ce ciblage de la prostitution est en tout cas assumé par le gouvernement. Lors d’une audition au Sénat fin mars, Aurore Bergé, ministre déléguée chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes, a annoncé qu’elle présenterait au printemps un plan contre la prostitution en vue des JO et au-delà dont « l’idée est de s’inscrire totalement dans les pas de la loi de 2016 et de continuer à porter notre vision abolitionniste ». Elisa Koubi, coordinatrice du Strass, dénonce cette « idéologie abolitionniste » et la « volonté de vider les rues », qui risque de fragiliser encore plus les conditions de vie de ces femmes.
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Les associations alertent aussi sur le contournement de la fin du délit de racolage, notamment par des verbalisations pour « exhibition sexuelle » ou « trouble à l’ordre public », regrettent Eva Vocz, chargée de plaidoyer chez Act-Up Paris, ainsi que June Lucas d’Acceptees-T. Sarah Nwéké de la Mist plaide : « S’ils veulent que les filles sortent du bois de Vincennes pendant les JO, ils pourraient les aider, notamment avec un hébergement ». Et de finir :
« Elles n’ont pas de travail, elles n’ont pas de papier, certaines qui en avaient n’arrivent plus à les renouveler. Ce sont donc des personnes qui sont obligées de retourner à la rue. »
Pour Eva Vocz, il faut notamment garantir pendant les JO « la libre circulation des TDS, notamment dans leur suivi médico-social pour éviter les ruptures de soins » et que « l’Etat s’engage à ne pas expulser la moindre TDS ».
(1) Le prénom a été changé.
_(2) La Mist refuse la qualification de « travailleuses du sexe » pour les personnes qu’elles suivent et parle de « victimes de traite ».
Illustration de Une de Yann Castanier prise en 2020 dans le quartier de Belleville.
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