Alexandra (1) n’en revient pas. Du jour au lendemain, cette étudiante en soins infirmiers (ESI) a été lâchée dans un service de réanimation d’un hôpital du Grand-Est, spécialement dédié aux malades du Covid. Les risques d’être exposée au virus sont grands dans cette région, particulièrement frappée par la pandémie. Certes, la jeune femme suit des études de santé et s’intéresse particulièrement à la réanimation, mais les conditions dans lesquelles on l’a jetée au front la scandalisent. « On n’a pas eu de formation pour apprendre à s’habiller, ni porter un masque. Vraiment rien du tout. On ne savait rien », se rappelle-t-elle. En seconde année, elle a été appelée en renfort par l’hôpital alors qu’elle finissait un stage dans un autre service. Le ton de la cadre lui a laissé comprendre que le « non » n’était pas une option, alors Alexandra a marché au pas. Mais après deux semaines à souffrir des symptômes d’une maladie – très certainement le coronavirus, affirme-t-elle – la jeune femme d’une vingtaine d’années n’en peut plus et enrage :
« Ils n’en avaient rien à foutre. Du moment qu’on est debout et qu’on peut travailler, c’est ça qu’ils veulent. »
Comme elle, environ 60.000 étudiantes infirmières sur les 94.000 étudiants français ont été appelés de la sorte, d’après la Fédération nationale des étudiants en soins infirmiers (Fnesi). Ces étudiants, majoritairement des femmes (83%), ont été déployés en première ligne dans des établissements de santé pour diminuer la tension créée par la crise sanitaire.
Lorsque le téléphone de Julia a sonné un jeudi, la cadre de santé au bout du fil informe l’étudiante en troisième année qu’elle est « réquisitionnée » dès le lendemain. Un abus de langage, pour Vincent Opitz, vice-président de la Fnesi, qui rappelle qu’une réquisition n’en est une que si « un arrêté nominatif est pris par le préfet et transmis à l’étudiant ». Ce qui n’a jamais été le cas jusqu’ici.
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Toujours est-il que Julia, jeune maman, ne s’attendait pas à devoir prendre ses fonctions si tôt. « Je n’étais pas prête, j’ai une enfant. J’ai dû chercher en urgence pour la garder ! », s’emporte-t-elle. Anaïs, qui s’était confinée dans la Sarthe, a été sommée de revenir illico presto en Île-de-France. Clarisse, elle, a dit au revoir à ses parents, et s’est isolée pour ne pas les contaminer. Ni le choix du service ni de l’hôpital ne leur a été laissé. « On a l’impression d’être pris pour des pions disposables », tonne Rose, étudiante de troisième année réquisitionnée en service Covid.
Anxiolytiques, accident de vélo et traumatismes
« On a eu beaucoup, beaucoup de décès dans nos prises en charge, qui étaient bâclées », regrette Clarisse, amère. Un souvenir en particulier la hante : « Je me rappelle de deux patients en fin de vie qui pleuraient de douleur pendant qu’ils partaient, parce qu’on avait plus de produits pour les soulager. Ça a été très dur ». Plus de 50% des étudiants en soins infirmiers avaient déclaré en 2017 auprès de la Fnesi que leur santé psychologique s’était dégradée depuis le début de leur formation. Et la pandémie n’a rien arrangé, ces étudiants se retrouvant face à la mort plus que d’habitude. Sarah avoue ne pas arriver à dormir certains soirs. En stage à l’hôpital Paul Brousse de Villejuif (94), elle raconte :
« La première nuit, j’ai dû aller chercher de la glace dans un autre service. J’ai vu un pote qui est dans un service Covid. Il était avec le coursier en train de transporter un cadavre. Ça porte un coup au moral, ce n’est pas la partie la plus fun. »
Pour tenir le coup, certains de ses camarades de promo se sont même vus prescrire des anxiolytiques. De son côté, Alexandra a été chamboulée de voir des infirmiers et des médecins intubés en réanimation, dans des états graves. « Là, on se rend aussi compte du danger qu’on prend, les professionnels de santé. C’est avant tout la santé des autres mais des fois ça finit par nous tuer ». La jeune alsacienne a développé une sorte de malaise à chaque fois qu’elle regarde une série ou un reportage à la télé ayant trait aux urgences ou à la réanimation. « C’est vraiment pas facile de voir des patients intubés. J’ai commencé à faire de la tachycardie en allant en réa’, et personne ne sait dire si c’est dû à la maladie ou à l’angoisse. C’est assez traumatisant ».
Depuis presque deux mois, Sarah alterne entre « petites » semaines de 20 heures et « grosses » semaines de 50 heures. Une charge de travail qui l’épuise. Dans une enquête menée par la Fnesi en 2017, 75% des ESI ont déclaré se sentir à bout physiquement. « On fait 30 toilettes à deux sur une matinée ! » s’étrangle Elisa qui fait des vacations en Ehpad en parallèle de son stage, pour se sentir utile sur ses jours de repos mais aussi pour joindre les deux bouts. « Il manque beaucoup de personnel », note-t-elle. Elle continue :
« On n’a pas du tout le temps de prendre soin des patients, il y a des moments où j’ai l’impression d’être maltraitante. »
Elle se rappelle notamment d’une fois où, par manque de temps, elle a été forcée d’agripper de force une personne âgée qui avait « des selles sur les mains » pour la rentrer dans sa chambre. À l’hôpital de Melun (77), Clarisse a connu des nuits de 12 heures sans repos « sauf pour manger » dès le début de son « stage », le 1er avril.
Elle doit conjuguer son temps de travail avec sa scolarité : certains instituts de formation maintiennent les cours en visioconférence, partiels à distance, et rendus de mémoire. À force d’accumuler la fatigue, la jeune femme s’est fait percuter par une voiture en rentrant chez elle après une garde de nuit. Un accident qui lui a valu trois jours d’arrêt.
« Un sentiment d’injustice »
En récompense de ces sacrifices, et pour l’équivalent d’un travail d’aide-soignant à plein temps, certains de ces étudiants sont indemnisés comme des stagiaires, 1€50 de l’heure, soit 200€ le mois. Difficile cependant de savoir combien d’entre eux sont logés à la même enseigne, note Vincent Opitz, de la Fnesi.
Mathieu, par exemple, travaille à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière dans le cadre de sa convention de stage. « On n’a pas tous la reconnaissance du travail. Je ressens un sentiment d’injustice au bout de toutes ces semaines, ça commence à être lourd à vivre », bouillonne-t-il. L’injustice paraît d’autant plus forte que les étudiants infirmiers obtiennent le statut d’aide-soignant dès la fin de leur première année. Par exemple, Elisa et Rose, ESI en troisième année dans un institut de formation (Ifsi) d’Île-de-France, font des vacations en tant qu’aide-soignantes sur leur temps libre. « Pour joindre les deux bouts et me sentir utile en ce temps de crise », soutient la seconde.
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Le ministère du Travail et la région Île-de-France ont pourtant promis un coup de pouce financier entre 1.300€ et 1.500€, en fonction de l’année d’étude pour les ESI mobilisés en Île-de-France et dans le Grand Est, les deux régions les plus touchées par le Covid. Dans les faits, la perception de cette indemnité varie selon les écoles et la situation des étudiants. Depuis lundi, Mathieu ne touche plus cette revalorisation et est de retour à son salaire de stagiaire. Alexandra, qui a stoppé son activité au bout de quatre semaines en raison de son état de santé, ne percevra que son salaire de stagiaire. Dans sa région, le coup de pouce financier n’est réservé qu’aux élèves continuant de travailler au-delà de leur période de stage. « Personne n’y croit aux 1.500€ », balaie Clarisse, fatiguée.
D’autres territoires ont également annoncé une revalorisation ou une prime, mais les conditions diffèrent de l’un à l’autre. « Sachant que l’ensemble du système de santé est sous tension, donc que tous les ESI pâtissent de la situation, il faut absolument que cette revalorisation soit étendue à l’ensemble des ESI », martèle Vincent Opitz, de la Fnesi.
(1) Le prénom a été changé.
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