En ce moment

    12/04/2023

    Les milliards partis au Luxembourg

    Comment Patrick Drahi a vidé les caisses de SFR

    Par Mathieu Molard

    Depuis le rachat de SFR en 2014, Patrick Drahi siphonne méthodiquement les caisses de l’entreprise. Selon nos calculs, en six ans, 5,8 milliards d’euros sont sortis des comptes. Sur la même période, il a supprimé presque 7.000 emplois.

    L’été 2017, au Paris Saint-Germain, est celui de la démesure : le club de la capitale dopé aux pétrodollars qataris s’offre coup sur coup Kylian Mbappé et Neymar Junior, contre respectivement 150 et 222 millions d’euros. Un record sur le marché des transferts.

    Le « projet Neymar » devient le symbole de la démesure et de l’argent roi. Patrick Drahi et ses conseils, apôtres d’un capitalisme débridé, apprécient. Au point de baptiser ainsi, deux ans plus tard, l’une de leurs opérations financières. Ce « Projet Neymar » à la sauce Drahi est officialisé le 6 mai 2019 quand le conseil d’administration d’Altice France, le groupe qui détient notamment SFR et BFM, vote « la distribution d’une prime exceptionnelle aux actionnaires de la Société à hauteur de 820 millions d’euros », soit plus de 3,5 fois la valeur d’achat de Neymar, le joueur de foot. [Pour lire le contrat en entier, cliquez ici ]

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/1_1.png

    « Projet Neymar » : symbole de la démesure et de l’argent roi. / Crédits : DrahiLeaks

    Opération Neymar…

    Un maxi-bonus qui vient couronner une année exceptionnelle ? Pas vraiment : SFR, sa filiale principale, clôture l’exercice en léger déficit. Pire encore, l’opérateur téléphonique a liquidé 5.000 emplois en 2017, sur les 15.000 employés que comptait la boîte. Une saignée racontée à l’époque par nos confrères des Jours. Fin 2020, rebelote : 1.700 postes de plus seront fermés. Cette même année, BFM lance également un plan social pour se séparer de 245 salariés.

    Pourtant, l’argent pour sauver les emplois était là. Ou plutôt il aurait dû être là si Patrick Drahi n’avait pas, au fil des années, méthodiquement siphonné les comptes de ses sociétés françaises.

    Avec l’aide d’un analyste financier, nous avons épluché les comptes d’Altice France et de ses filiales sur la période 2015-2021. Les 820 millions d’euros du « Projet Neymar », aspirés en 2019, ne représentent qu’une petite partie du magot. Au total, ce sont 6,9 milliards d’euros qui, grâce à différents mécanismes financiers, sont sortis des comptes des entreprises françaises pour rejoindre ceux de la maison-mère au Luxembourg.

    Cette somme, pompée en à peine six ans, correspond à 155.996 années de salaires bruts pour un employé de SFR. Ce montant aurait pu couvrir pendant un peu plus de 22 ans les salaires des 6.945 employés de SFR et BFM poussés vers la sortie sur cette même période (1).

    Pour comprendre d’où vient l’argent, nous avons également épluché les comptes des différentes filiales d’Altice France. 5,8 milliards d’euros sont remontés, par des « distributions de primes d’émission », des caisses de l’opérateur téléphonique SFR. Quelque deux milliards d’euros ont été ponctionnés sur les comptes de Ypso France, l’entreprise du groupe qui historiquement détenait notamment Numéricable et gère toujours, au moins en partie, les réseaux câblés du groupe. Et enfin, 600 millions d’euros sont venus des caisses de SFR Presse. SFR Presse dont le kiosque à journaux numérique n’a plus aucune activité depuis que, comme l’ont révélé nos confrères de Capital, le fisc à découvert qu’il servait surtout à payer moins de TVA – un tour de passe-passe qui a valu à Patrick Drahi un redressement fiscal de 420 millions d’euros.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/schema-argent-luxembourg.jpeg

    Pour comprendre d’où vient l’argent, nous avons épluché les comptes des différentes filiales d’Altice France. 5,8 milliards d’euros sont remontés des caisses de SFR. Quelque deux milliards d’euros ont été ponctionnés sur les comptes de Ypso France. Et enfin, 600 millions d’euros sont venus des caisses de SFR Presse. / Crédits : Caroline Varon

    Du côté des syndicats, on l’a mauvaise. « On se doutait qu’il sortait de l’argent, mais pas dans de telles proportions », s’étrangle un représentant de Sud chez SFR :

    « L’impact de tout ça, on le voit au quotidien. Depuis le rachat de l’entreprise par Drahi en 2014, ils ont supprimé presque 7.000 postes. Les salariés qui restent ont vu leur charge de travail exploser. Et beaucoup sont en souffrance, il y a énormément d’arrêts-maladies. »

    Les clients aussi en subissent les conséquences : « Quand il y a moins de gens pour faire le taf, c’est moins bien fait », détaille le syndicaliste.

    Et certaines activités ont été confiées à un sous-traitant au Maroc baptisé Intelcia voir notre enquête sur le sujet, avec là aussi un impact sur la qualité des prestations. « Parce que les salariés sont formés à la va-vite, parce que c’est un management par la terreur, parce qu’il y a du turn-over… » Pour le représentant de Sud, la justice devrait se pencher sur le volet financier du dossier :

    « La dette de l’entreprise explose. Si les taux d’intérêt continuent de grimper, SFR pourrait être en grave danger. La justice doit nous dire s’il est acceptable et légal de ponctionner des sommes qui pourraient mettre en péril la boîte. »

    Est-ce vraiment légal ?

    En effet, tout cela est-il bien légal ? C’est très discutable… Les dirigeants d’une entreprise n’ont, en théorie, pas le droit de prendre des décisions qui vont à l’encontre de l’intérêt de la société. En vidant les caisses (2) de SFR et d’Ypso France, Altice limite et altère gravement la capacité d’investissement de ces entreprises et les pousse à se surendetter pour compenser. Entre 2015 et 2021, la dette financière externe d’Altice France a augmenté de 5,2 milliards d’euros pour atteindre un total de 18,4 milliards (3). Pour le dire autrement, si l’actionnaire n’avait pas vidé les comptes, le groupe n’aurait pas eu besoin de s’endetter plus.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/2_0.png

    Le 6 mai 2019, le conseil d’administration d’Altice France vote « la distribution d’une prime exceptionnelle aux actionnaires de la Société à hauteur de 820 millions d’euros ». / Crédits : DrahiLeaks

    Par ailleurs, une entreprise ne peut verser des dividendes à ses actionnaires que si elle fait des bénéfices ou qu’elle a des réserves. Or, jusqu’en 2019, Altice France est dans le rouge. Cela n’a pas empêché ses actionnaires de trouver des astuces pour vider les comptes. Pour récupérer de l’argent même les années de déficits ou au-delà des bénéfices qu’elle fait, Altice France a procédé à des « distributions de primes d’émission » pour un total de 4,3 milliards d’euros.

    « On peut se demander s’il ne s’agit pas là de dividendes déguisés », commente notre analyste financier. « Ensuite, la question, c’est le montant. Dans “l’orthodoxie financière”, on considère que verser 100% des bénéfices, c’est déjà assez radical. Mais là, on est bien au-delà. »

    Reste à savoir si l’affaire finira un jour devant les tribunaux. Le syndicat Sud, indigné par les pratiques que nous révélons, promet « d’étudier tous les moyens pour saisir la justice ».

    (1) Nous considérons que le salaire moyen des postes supprimés correspond au salaire moyen d’un salarié de SFR en 2021, soit 3 686 euros brut / mois, selon le bilan social de l’entreprise que nous nous sommes procuré. Une hypothèse imprécise qui vise simplement à donner un ordre de grandeur. Détail des calculs : 6.900.000.000 : (12 x 3.686) = 155.996
    Et 6.900.000.000 : (6.945 × 12 × 3.686) = 22,5.

    (2) Il s’agit de « distributions de primes d’émission »

    (3) 11,7 milliards de dettes obligataires et 6,6 milliards de dettes bancaires.

    Enquête de Mathieu Molard. Illustration de Une par Caroline Varon.

    Contacté, Patrick Drahi n’a pas répondu à nos questions

    RELISEZ LA SAISON 1 DES DRAHILEAKS

    DECOUVREZ LA SAISON 2 DES DRAHILEAKS

    Le journalisme de qualité coûte cher. Nous avons besoin de vous.

    Nous pensons que l’information doit être accessible à chacun, quel que soient ses moyens. C’est pourquoi StreetPress est et restera gratuit. Mais produire une information de qualité prend du temps et coûte cher. StreetPress, c'est une équipe de 13 journalistes permanents, auxquels s'ajoute plusieurs dizaines de pigistes, photographes et illustrateurs.
    Soutenez StreetPress, faites un don à partir de 1 euro 💪🙏

    Je soutiens StreetPress  
    mode payements

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER