« Il n’y a plus de discussion possible avec les gens matrixés par CNews. » À chaque fois que Léo va voir son père à Boulogne-Billancourt (92), les cris fusent. « Pendant les manif’ contre la réforme des retraites, il m’a sorti qu’il espérait que les flics tirent dans la foule ! », s’exaspère l’étudiante en socio de 25 ans. Son paternel, intermittent du spectacle de 57 ans qui bosse pour la télé, est pourtant issu de la « gauche culturelle », détaille-t-elle. Mais la chaîne d’info de Bolloré a fait irruption dans son salon. Quand sa progéniture lui conseille de s’informer autrement, le quinqua rétorque que les chroniqueurs « disent tout haut ce que tout le monde pense tout bas. »
Dimanche 9 juin 2024, le Rassemblement national (RN) est arrivé en tête des élections européennes, avec 31,4% des suffrages. Six jours plus tôt, CNews devenait la première chaîne d’information française, détrônant pour la première fois BFM-TV dans la course aux audiences. La concomitance de ces deux victoires n’est pas un hasard. Depuis le rachat d’i-Télé par Vincent Bolloré en 2015 dans le sillon de Canal + et sa transformation en CNews, la chaîne a fait des plateaux aux cinquante nuances d’extrême droite sa spécialité. En matraquant ses téléspectateurs de sujets sur l’insécurité, l’immigration et l’islam, elle fait le miel du parti de Marine Le Pen.
StreetPress s’est entretenu avec quinze témoins qui ont vu un membre de leur famille se rapprocher des idées du RN ou de Reconquête d’Eric Zemmour après s’être mis à regarder le canal 16 de la TNT. Le phénomène est massif. Suite à notre appel à témoignage, 90 personnes effrayées par l’extrême droitisation télévisuelle d’un proche nous ont contactées en moins de 48h. Ils ont entre 54 et 88 ans et font partie des 8,2 millions de téléspectateurs quotidiens de CNews. Ouvrier à la retraite, grand bourgeois, petit patron ou entrepreneur : tous les milieux sociaux sont concernés.
CNews, machine à normaliser le RN
« Pas assez haut le score de Bardella ». Le soir du 9 juin, lorsque son père a envoyé ce SMS, Léo a compris que celui qui s’était réjoui du Mariage pour tous en 2013 avait voté RN aux européennes. La styliste drômoise Marine (1) a grandi entourée de parents qui regardaient le 20h de TF1 et feuilletaient Le Monde. Mais quand la jeune femme a quitté sa région natale pour faire ses études à Paris en 2018, elle s’est progressivement rendue compte qu’ils étaient branchés sur BFMTV ou CNews quand elle rentrait le week-end. Son père a fini par lui lancer qu’il fallait « arrêter de diaboliser le RN ». Ce gérant d’une station-service a souvent voté pour Nicolas Sarkozy, mais a toujours répété à ses enfants que le Front national était la limite à ne jamais franchir pour des raisons familiales précises :
« Mon arrière-grand-père maternel était en camp de concentration, mes parents nous ont emmené dans tous les musées de la résistance du coin et quand le FN était au second tour en 2002 mon père m’avait rassurée en me disant qu’il ne passerait jamais. »
Un glissement que le chef de projet dans le numérique Saïd (1) a également observé chez son beau-père : « Il dit qu’il vote RN mais qu’il n’est pas raciste, que Bardella, ce n’est plus Marine. » Épuisé par des années de travail à l’usine, l’ouvrier de 54 ans a commencé par se vider la tête devant Touche pas à mon poste de Cyril Hanouna sur C8, l’autre chaîne de Bolloré, avant de passer ses soirées devant CNews. Devant ses yeux, la banalisation du RN est actée depuis longtemps. Voter le candidat Jordan Bardella aux Européennes était même la consigne de vote, plus ou moins sibylline, donnée par la star de la chaîne Pascal Praud et ses éditorialistes. Le 10 juin 2024, au lendemain des résultats, CNews célèbre son triomphe.
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Le « poison » de la désinformation
Le designer Marc (1), 36 ans, a quitté la France pour Berlin il y a dix ans. Il retourne voir ses parents en région parisienne une fois par an. Au fil du temps, il a vu CNews s’imposer sur l’écran plat familial. « Il y a deux ans mon père disait : “C’est rigolo, c’est du divertissement”. Maintenant, il me sort que Pascal Praud est le seul à dire la vérité. » Le trentenaire, dégoûté par l’évolution politique de celui qui l’a élevé, compare la chaîne d’info à « un poison qui s’immisce » :
« À chaque fois que je reviens, ça continue vers un chemin toujours plus vers l’extrême droite. Je n’arrive pas à comprendre comment quelqu’un d’aussi cultivé a pu tomber là-dedans. »
Pire, il s’est rendu compte, après en avoir discuté avec ses cousins, que son père est devenu le « tonton raciste de la famille ».
L’arrivée d’Éric Zemmour sur la chaîne en 2019 a marqué un tournant pour certains parents. La ligne éditoriale de CNews se radicalise davantage et passe de conservatrice à carrément réac’. Jade, Amiénoise de 23 ans qui vivait encore chez ses parents jusqu’à récemment, a vu son père de tradition gaulliste devenir accro à la chaîne bolloréenne. « Il a commencé à dire : “Il a de bonnes idées” ». Jusqu’à voter pour le parti de l’essayiste identitaire à la présidentielle de 2022 et aux Européennes.
Pour certains fidèles de CNews, en particulier les plus âgés, le vernis de sérieux et les apparats de journal télévisé à l’ancienne donnent du crédit aux inepties diffusées. Les invités sont présentés comme des « experts en sécurité », des « sociologues », des « avocats » : des métiers censés rendre leur parole légitime. Pourtant, CNews désinforme à foison et ne respecte pas les règles déontologiques du journalisme, comme l’ont précisément documenté plusieurs enquêtes de Mediapart en avril dernier.
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Endoctrinement cathodique
À Toulouse, Margaux, 22 ans, s’inquiète pour sa grand-mère de 78 ans, directrice commerciale à la retraite. « Elle prend pour des vérités absolues ce qu’elle voit sur CNews », explique l’apprentie en commerce. Sa mamie serait totalement déconnectée de la réalité. « C’est corrélé à son retrait de la vie active. Plus mes grands-parents vieillissent, moins ils sortent et plus leur consommation de télé augmente. » Margaux a beau dire à son aïeule que le Conseil d’État considère le RN comme un parti d’extrême droite, cette dernière n’y croit plus. « Les trucs que sort cette chaîne valent plus que des infos issues d’institutions légales, c’est ouf ! »
D’après la Toulousaine, « ça ressemble beaucoup à de l’obscurantisme ». Saïd, dont le beau-père ouvrier a viré fan de Praud, abonde et évoque une forme de « complotisme » :
« C’est quelqu’un qui a un esprit critique de base. Mais à force d’écouter la même propagande tous les jours, ça rentre. Il ne faut plus critiquer CNews parce que soit on est le gouvernement, soit l’intelligentsia de gauche. Il n’y a qu’eux qui ont “compris”. »
À tel point que les adeptes de la « Fox News française » nient les faits les plus établis. À Amiens (80), Jade, dont la mère est d’origine algérienne, racontait à son père son premier voyage en Algérie en mai dernier. « Quand je lui ai parlé de la colonisation, il m’a répondu : “C’est toi qui le dit”, comme si on n’avait pas de preuves… »
Peur du « grand remplacement » et racisme décomplexé
Les téléspectateurs les plus aguerris de CNews finissent persuadés que le pays est à feu et à sang à cause des étrangers et des musulmans. À Bordeaux, la grand-mère d’Éléonore (1), âgée de 88 ans, vit dans la peur. « Elle ne veut plus venir à Paris pour les réunions familiales. Elle est trop effrayée », raconte avec tristesse l’étudiante à Sciences Po de 22 ans. Sa grand-mère, d’origine pied-noir, a dû quitter l’Algérie en 1962. Un traumatisme dont elle n’a jamais parlé en profondeur. Pour elle, la chaîne de Bolloré joue sur les peurs primaires et inconscientes :
« La colonne vertébrale de CNews, c’est le racisme. Ils insistent sur le danger de l’immigration avec des idées très simples. Avec son histoire, ma grand-mère a été le public idéal. »
Rien qu’en 2023, les bandeaux de la chaîne ont parlé d’islam et d’immigration 335 jours sur 365, selon une étude de Sleeping Giants. Quand un fait divers n’est pas lié à l’un de ces deux thèmes, Pascal Praud ou l’autre présentatrice phare Sonia Mabrouk n’hésitent pas à tordre la réalité pour qu’il le devienne. Comme lorsque l’ancien journaliste sportif a inventé un lien entre punaises de lits et immigrés, ce qui lui a valu une énième sanction de l’Arcom.
Quand Pascal Praud fait un parallèle entre punaises de lit et immigration. Réalisé sans trucage. pic.twitter.com/qv3LQqf4Xg
— Florian Guadalupe (@FlorianGua) September 29, 2023
Le Nantais Tom (1), vidéaste de 22 ans qui vote La France insoumise (LFI), est désespéré par son grand-père de 79 ans. Ce commercial de produits de luxe à la retraite en Charentes-Maritimes (17), est devenu une groupie de Pascal Praud en un rien de temps. « C’est un flemmard qui passe son temps devant la télé, il a dû zapper et tomber dessus », déroule Tom. En 2022, alors que la famille est réunie lors d’un enterrement, son grand-père pointe la croix de l’Eglise et lâche : « Bientôt, elle sera remplacée par le croissant de l’islam ». Une référence à la théorie raciste et complotiste du « grand remplacement », inventée par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus :
« Je ne sais pas s’il cachait son racisme avant, mais sa manière de parler des noirs et des arabes est complètement décomplexée ! »
La juriste Jeanne (1), 25 ans, vit à Saint-Denis (93) mais rend souvent visite à sa grand-mère de 75 ans à Saint-Lo, en Normandie (50). « Elle regarde CNews le matin au petit déj’, le midi de 13h à 14h et le soir de 18h à 20h… En fait, ça rythme sa journée », détaille la petite fille agacée. Elle raconte :
« Quand on croise une femme voilée dans la rue, elle peut dire assez fort : “On n’est plus en France, ils vont nous remplacer”. »
Quand espacer les visites avec l’oncle facho devient vital
Parfois, l’effet CNews va jusqu’à porter préjudice aux relations familiales. Jeanne, qui avait l’habitude de passer des semaines de vacances chez sa mémé, n’arrive plus à la supporter plus d’un week-end. « Si elle n’abordait pas le sujet d’elle-même, ça irait. Mais je me prends un flot de propos racistes que je n’ai pas du tout envie d’entendre ! »
L’étudiant en journalisme Dario était très proche de son grand-oncle de 75 ans avant qu’il ne découvre la chaîne. Le retraité d’origine espagnole, qui a voté pour Arlette Laguiller de Lutte ouvrière dans sa jeunesse, s’est expatrié à Alicante, en Espagne. Le septuagénaire ne voit la France que par le prisme de la station ultra-réac’. « Il s’est mis à ne plus nous supporter avec ma mère, qui est prof, parce qu’on représente tout ce qu’il déteste », estime le Parisien de 21 ans. Depuis quelques années, le jeune homme entend son aïeul vilipender les « wokistes », les « racailles » et les « bougnoules ». Il tranche : « Forcément, on a réduit les visites. »
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Parmi les nombreux témoignages alarmants recueillis, une histoire met un peu de baume au cœur. Le père d’Élisa et Léa, propriétaire d’un garage en Haute-Savoie, est devenu depuis quelques années perméable aux idées de CNews. « Il a commencé à répéter ce que disait Zemmour », raconte la première, illustratrice de 25 ans. L’année dernière, sa grande sœur Léa, éduc spé à Marseille (13), s’est mise en couple avec Mohammed, un Algérien sans-papiers, sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF). « Avant l’échéance, il n’avait pas réalisé l’impact que l’extrême droite pouvait avoir dans la vie réelle », juge la travailleuse sociale. La veille des européennes, Elisa demande sans trop d’espoir à leur père s’il va voter RN. Le patron de 68 ans la rassure :
« Non, non. Tu comprends, il faut penser à Momo. »
(1) Le prénom a été modifié.
Illustration de Une de Caroline Varon.
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