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    06/12/2018

    « Niveau émeute, ils sont meilleurs que nous »

    Comment la gauche radicale a enfilé un gilet jaune

    Par Tomas Statius , Yann Castanier

    Troublée par des « mots d’ordre inhabituels » et inquiète de la présence de l’extrême droite, la gauche radicale est d’abord sceptique face aux gilets jaunes. Elle s’est finalement laissée convaincre. Récit d’une conversion.

    Y aller ou ne pas y aller ? Rejoindre le mouvement des gilets jaunes et mettre entre parenthèses une partie des revendications qui ont fait l’unité fragile de la gauche radicale ? Ou rester en retrait et risquer de rater l’insurrection qui vient ? Depuis trois semaines, la question anime la gauche de la gauche. « C’est difficile de donner son avis sur un mouvement si éclaté », remarque Sébastien (1), activiste lyonnais, habitué des cortèges antifascistes :

    « Participer au mouvement dans le Var, à Lyon ou à Paris. Ce n’est pas la même chose. »

    Preuve de cette effervescence : “analyse”:https://lundi.am/Maidan-1667, tribune et point de vue fleurissent sur les sites d’infos militants. Avant d’être partagés, corrigés, amendés sur les réseaux sociaux. Si certains groupes affichent d’emblée leur soutien aux gilets jaunes à l’instar de Nantes Révolté, d’autres marquent leur distance. Les derniers prennent leur temps. Plusieurs collectifs antifascistes ont ainsi affiché leur soutien au mouvement suite à la manifestation du samedi 1er décembre, comme Jeune Garde à Lyon ou l’Action antifasciste NPDC. StreetPress est allé à la rencontre de ces militants qui, dans leur grande majorité, ont fini par se laisser tenter par le mouvement.

    Sceptiques

    Le moins que l’on puisse dire, c’est que certains militants de gauche radicale n’étaient pas franchement convaincus par le mouvement Gilets Jaunes. « Au tout début, je me suis pas reconnu là-dedans. Ça ne me touchait pas », lâche Antoine (1), militant antifasciste historique. Pour Medhi (1), antifasciste de banlieue parisienne, cette distance avec les thèmes traditionnels de l’extrême-gauche explique l’investissement tardif de certains « camarades » :

    « Ce n’est pas un mot d’ordre habituel : je pense que ça ne nous venait pas à l’idée de nous mobiliser. »

    « Au début, on était un peu tous dans l’expectative », témoigne Arthur, étudiant à Tolbiac. Difficile pour ces militants très politisés d’appliquer au mouvement des gilets jaunes leur grille de lecture. « Je n’y comprenais pas grand chose pour être honnête. C’était compliqué », reconnaît Thibault (1), prof en banlieue parisienne, qui s’est « radicalisé » au cours des deux dernières années au sein d’un collectif antifa.

    Sébastien, militant chevronné, regrette que le mouvement soit parti de thématiques plutôt aux antipodes des préoccupations du milieu :

    « On est en pleine COP24. La critique de la voiture, ça fait partie des choses que l’on défend. Je trouvais que c’était un peu la honte d’avoir un mouvement qui se lançait là dessus. »

    Repoussoir ?

    Si plusieurs militants s’inquiètent du rejet de la question écologique par les gilets jaunes, c’est surtout la forte présence de l’extrême droite qui refroidit plus d’un habitué du cortège de tête. Le Monde et la Croix se sont ainsi fait l’écho de la présence, samedi 1er décembre, de groupes ultras regroupant anciens militants du Groupe union défense (GUD), des tribunes du Parc des Princes ou membres de l’Action française (AF) aux abords de l’arc-de-Triomphe. Cet élément fait encore hésiter Sébastien. « Toutes les digues ne sont pas bonnes à faire sauter. Il n’a jamais été question de faire quelque chose à leur côté. On n’est pas en train de jouer l’insurrection de notre vie », tempête le jeune homme, qui s’est lancé à coeur perdu dans ce débat doctrinal :

    « Quand on dit “il ne faut pas laisser ce mouvement à l’extrême-droite”, je ne suis pas sûr que ce soit si évident. De nombreux autonomes italiens sont intervenus dans des mouvements populistes. Ils ont enfoncé les digues qui ont permis de mettre l’extrême droite au centre du jeu. »

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    Sacrée pose. / Crédits : Yann Castanier

    L’expérience récente des bonnets rouges et du mouvement 5 étoiles ne laissait pas augurer de bonnes choses, abonde Stéphane (1), militant antifasciste parisien, très actif pendant le mouvement loi travail :

    « Je me demandais si cela nous concernait même si certaines revendications étaient légitimes. »

    Critique

    Avant de rejoindre les cortèges jaunes, Fleur (1) a eu besoin d’un temps d’adaptation… voire d’une période d’essai. « On voulait voir ce qui allait en sortir, ce que je trouve normal », explique cette militante antifasciste parisienne. D’autant plus que dans le milieu gauchiste, le sujet clive :

    « Je trouvais qu’il y avait beaucoup de condescendance. On voyait bien que c’était une colère liée directement au coût de la vie. Chez certains militants, il y avait un petit côté “on est trop bien pour ça”. »

    À l’autre bout de la gauchosphère, Sébastien, lui, regrette que les critiques adressées au mouvement n’aient pas été mieux acceptées par les pro gilets jaunes :

    « Dès que tu critiquais, on te sortait que tu faisais du mépris de classe parce que tu n’aimais pas les bagnoles. Alors que c’est important les critiques, que certains d’entre nous restent sceptiques. »

    L’une des controverses les plus remarquées du milieu a été déclenchée par une tribune publiée par le Collectif Nantes Révolté, très actif lors de l’occupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et lors des mobilisations étudiantes du printemps dernier. Dès le 6 novembre, ces derniers appelaient à venir grossir les cortèges fluos« Nous appelions à avoir une analyse nuancée vis-à-vis de cette colère légitime », nous écrit le collectif :

    « Après ce texte, nombreux sont ceux qui nous ont insultés. Les faits nous ont donné raison. »

    Les lignes bougent

    « Clairement, c’est un mouvement qui ne vient pas de nous. Mais de nouveaux thèmes émergent », explique Stéphane :

    « Ça commence à parler de violences policières, de la justice… Lancer Macron démission en manif, ce n’est pas encore demander la fin du capitalisme mais cela se rapproche plus de nos mots d’ordre. »

    « La donne change tous les jours », reconnaît Sébastien :

    « Avec les lycéens qui entrent dans la danse, ça crée un contexte social différent. »

    « Après le premier samedi [de manifestations parisiennes], les gauchistes se sont réveillés au terme de discussions infinies », se souvient Medhi. « Tous mes amis qui dénonçaient le mouvement pour son côté franchouillard l’ont rejoint. » Le 24 novembre, le jeune homme s’est rendu aux abords des Champs-Élysées avec des collègues. Sur place, il partage son temps entre ces derniers et ses copains militants. « En manifestation, je commence à reconnaître des gens d’une semaine sur l’autre, c’est chouette. »

    C’est finalement le terrain qui a fini de convaincre la plupart des sceptiques. « Aller en manif m’a permis d’y voir plus clair », explique quant à lui Thibault :

    « Je me suis rendu compte que le mouvement touchait une énorme part de la population. Il y a des choses à gerber, bien sûr. Mais on ne peut pas ne pas y aller. »

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/yc_manif_gilets_jaunes_1erdecembre_047.jpg

    La bataille de l'étoile. / Crédits : Yann Castanier

    « J’ai rencontré des gens de plein d’horizons », renchérit Ginger (1) étudiante et habituée des cortèges de tête :

    « Beaucoup me disaient qu’ils craquaient à cause de leurs conditions de vie, qu’ils avaient du mal à finir les mois. À payer des études à leurs enfants. »

    « On a bien vu que la majorité des gilets jaunes n’étaient pas d’extrême droite », analyse Arthur, qui s’est rendu en manif le week-end dernier :

    « Certains portent même des revendications progressistes. »

    Efficacité

    Mitigé sur les origines progressistes du mouvement, l’ensemble des militants interrogés sont impressionnés par son intensité. Niveau violence, Thibault n’avait jamais vu ça. « Pourtant je suis habitué à aller à des manifs où ça pète », lâche-t-il, philosophe :

    « À Paris, la manifestation était éclatée de toute part. C’était la manif qui donnait le cadre de la présence policière. Et pas l’inverse. »

    « Niveau émeute, ils [les gilets jaunes] sont meilleurs que nous. Je les ai vus monter sur les barricades et balancer des pavés », explique Ginger, enthousiaste. La jeune femme ne tarit pas d’éloges sur les talents insurrectionnels de ses nouveaux camarades :

    « J’ai vu des gendarmes paniquer. Des gens allaient dans tous les sens. Ils affrontaient les grenades, ils enfonçaient les lignes, ils étaient solidaires. Beaucoup étaient équipés. Ils se sont radicalisés en quelques semaines. »

    La jeune femme craignait pourtant que ces derniers, plutôt néophytes, l’excluent à cause de son passif, elle la professionnelle de l’émeute. « Je ne sais pas pourquoi mais j’étais mal à l’aise. J’avais peur qu’ils me rejettent ». La suite des évènements l’a plutôt rassurée :

    « On essayait de leur donner des conseils. Je leur filais du Maalox aussi, du sérum physiologique [pour combattre les effets des gaz lacrymogènes]. »

    « Cette manifestation a changé les gens, notamment dans leur rapport à la violence », analyse Medhi, lui aussi présent aux abords des points chauds :

    « Samedi après midi, c’était vraiment monsieur et madame Toulemonde qui cassaient. C’était fou »

    « C’est une forme de catharsis, les gens en ont marre », analyse Fleur. La jeune femme regrette néanmoins que le mouvement reste encore majoritairement masculin… Pour Thibault, le fait que la manifestation dégénère est aussi un argument pour les militants d’extrême gauche : « C’est un cadre politique que l’on connaît, c’est rassurant. » Selon le jeune homme, une partie du mouvement est en passe de plonger dans l’émeute. Si ce n’est déjà fait :

    « Je pense que les gens vont se radicaliser. Ça crée une forme de haine de voir des gens se faire taper dessus. »

    Le gouvernement montre des signes de panique, ce qui n’est pas pour déplaire aux habitués du Black Bloc. « C’est la première fois depuis 2006 qu’un gouvernement a peur d’un mouvement social », juge Antoine.

    Que faire face à l’extrême droite ?

    Reste à trancher le rapport avec l’extrême droite. « C’est impensable pour moi de me retrouver dans un cortège ou il y a des fafs à côté de moi », s’insurge Fleur :

    « Donc deux solutions : soit on les sort, soit on forme un cortège où on se sent bien comme avec le Comité Adama ou les cheminots. »

    Une opinion que partage Ginger. Impossible pour elle de battre le pavé avec l’extrême droite. Tout comme il est impensable de reprendre certains slogans à l’origine trop marquée. « Quand on entendait chanter “on est chez nous”, on répondait par une “Siamo Tutti Antifascisti” [nous sommes tous antifascistes, slogans des militants antifas italiens]. » « Je pense que s’il y avait pas d’extrême droite, paradoxalement, les gens seraient moins intéressés », oppose toutefois Stéphane. Pour le jeune homme, leur présence appelle à une réaction virulente des militants :

    « Beaucoup se disent qu’il faut rejoindre le mouvement pour les chasser. Si c’était une manif apolitique, ça intéresserait moins. »

    Le futur

    « Je ne sais pas encore ce qui va en sortir », concède Ginger quand on l’interroge sur la suite du mouvement :

    « Mais je suis convaincue qu’il y aura quelque chose de positif. C’est la première fois que l’on voit une mobilisation comme celle-là. »

    Sébastien, lui, préfère garder la tête froide :

    « Qu’il faille pousser le mouvement dans un sens insurrectionnel, c’est vrai. Mais pour le moment, on est à poil pour en faire quelque chose d’autre. »

    Paradoxalement, même si la plupart des militants ont choisi de rejoindre les gilets jaunes, la plupart restent sceptiques sur ses débouchés. « Je n’espère pas grand chose de ce mouvement », explique Thibault. Blasé par l’échec des manifestations contre la loi travail, le jeune homme craint les lendemains qui déchantent :

    « J’ai aussi peur que si le mouvement fonctionne, cela soit pire pour nous, les militants, avec de nouvelles pratiques autoritaires. »

    « J’ai du mal à voir comment cela peut durer au delà des deux prochaines mobilisations. Il y aura peut être plus de bordel mais je ne vois pas le truc repartir après Noël », commente Stéphane :

    « Peu de choses sont construites : il n’y a pas de lieux, pas d’assemblée, pas de groupes… »

    (1) Prénom changé à la demande de l’interviewé

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