« Dès la fermeture des écoles, on s’est dit que ça allait être une catastrophe. » Lucie (1) est institutrice à Roubaix (59), une des villes les plus modestes de France. Son école primaire fait partie d’un réseau d’éducation prioritaire + (REP+). « Par classe, trois ou quatre n’ont pas d’ordinateur. Certains parents ne parlent pas du tout français. » Même constat pour Sonia (1), instit’ à La Roche-sur-Yon (85), dans une ancienne zone REP. Trois de ses élèves de CE2, déjà en difficulté, n’ont pas d’ordinateur chez eux. « On fait comme on peut avec nos téléphones portables », commente Mohammed, 18 ans, en Terminal gestion administration à Garges-lès-Gonesse (95). Ses deux frères au lycée et au collège font pareil. Comme eux, de nombreux élèves n’ont pas d’ordinateur ou un internet défaillant, et gèrent comme ils le peuvent les cours à distance depuis le début de l’épidémie du Covid-19. Une situation qui inquiète les professeurs, dont Lucie :
« Quel va être le niveau de ceux que je vais envoyer au CP ? Il faut des bases en lecture, écriture et numération… J’ai des bons élèves pour qui je sais que ça ira. Mais les autres ? »
S’organiser
L’annonce tombe le vendredi 13 mars : les écoles, collèges, lycées et universités ferment en raison du coronavirus. « On a appris ça, on avait moins d’une journée pour tout mettre en place. » Sonia se souvient d’un petit moment de panique avec ses collègues. Ils proposent un après-midi d’activités manuelles pour leurs élèves de primaires – « comme ça, ils sont autonomes pour un petit temps » – et commencent à s’organiser. « On a fait des pochettes avec un emploi du temps et des exercices pour tous les élèves », raconte Lucie, qui vit le même après-midi dans le Nord de la France. Les instits anticipent d’ores et déjà les problèmes de matériels des enfants. Mieux vaut tout leur donner sur papier, au moins pour la première semaine. Surtout qu’à l’époque, la plateforme internet du ministère de l’Éducation est défaillante. Lucie explique :
« On a déjà des profils d’élèves dans des milieux où les familles ne sont pas à l’aise avec le système scolaire. »
Sonia renchérit :
« Et même avec les pochettes, il n’y a pas la maîtresse à la maison… »
Le suivi
Les deux institutrices savent que ces semaines de confinement vont renforcer les inégalités entre les élèves. Alors, elles font en sorte de suivre leurs avancées avec attention. Avec des travaux obligatoires à envoyer, mais également en appelant chaque famille tous les lundis. « Une mère m’a appelé en panique », se remémore Sonia, qui fait le nécessaire pour la rassurer. Confinée avec son copain à plus d’une heure de son école, elle décide même de faire l’aller et retour pour emporter une pochette avec une nouvelle semaine pour cet élève. Elle la donne à la maman, sur le perron de l’école.
Lucie, elle, envoie des exercices sans support et sans matériel aux parents qui n’ont pas d’ordinateur. Elle leur a proposé un jeu pour le midi, où les enfants doivent expliquer ce qu’ils mangent, et citer des fruits et légumes de la même famille. « Ils sont petits », sourit-elle. Il est conseillé de lire des histoires aux enfants, pour qu’ils s’habituent aux sons et aux syllabes avant le CP. Mais elle sait que certaines familles n’ont pas de livre, ou que des parents ne savent pas lire. Alors elle envoie des liens vers des livres audio, qu’ils peuvent écouter sur leur téléphone portable. La CGT locale des professeurs à Roubaix a encouragé les profs à apporter les devoirs aux familles dans le besoin. Mais Lucie a peur des amendes, comme de la maladie.
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« Moi, j’ai installé tous les logiciels sur mon téléphone. Pour le moment, je n’ai pas eu de gros devoir à faire sur Excel, j’ai eu de la chance », raconte Mohammed. Sadio a, elle aussi, installé des applications comme Word pour travailler sur son téléphone. « Normalement, le lycée a prêté des ordis à toutes les secondes en début d’année. Mais mon chargeur est cassé et il n’est pas disponible en livraison… » La jeune fille de 16 ans, également à Garges-lès-Gonesse, a prévenu ses professeurs. Et pour le moment ça se passe bien. « Je peux imprimer les documents avec le Bluetooth de mon portable sur mon imprimante. Et ensuite j’envoie en photo aux profs. »
Et après ?
Mohammed et Sadio avouent parfois ne pas faire tous les devoirs. « Par flemme. » Ils envoient toutefois les devoirs obligatoires. « Max, je travaille deux heures par jour… », rigole Sadio. C’est une autre crainte des professeurs et des instituteurs : combien de temps les étudiants ou les parents vont jouer le jeu ? « Pour le moment, tous les parents sont motivés. Mais j’attends dans trois semaines », confie Sonia à la Roche-sur-Yon. Dès la première semaine, Lucie n’a pas réussi à contacter une famille. Un problème qu’ont également rencontré ses collègues de Roubaix :
« Pour certains, tout leur apprentissage passe par l’école. Ils ne sont jamais partis de Roubaix. Pour ceux-là, deux mois, ça compte. »
Lucie entend des profs d’autres régions râler sur le fait de raboter les grandes vacances de juillet-août pour rattraper le retard. Elle est intéressée par cette possibilité. « Cette situation n’est la faute de personne. Mais pour certains c’est très compliqué et ça serait criminel de les laisser avec tant de retard. » Quant à Mohammed, il redoute les résultats de son contrôle continu, maintenant qu’il a été décidé que la plupart des épreuves du bac n’auront pas lieu :
« Je suis bon aux devoirs sur table. Parce que je ne suis pas bête. Mais le contrôle continu, c’est compliqué. Je ne rend pas tous les devoirs maison. Je n’arrive pas à travailler chez moi… »
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