« Mutinerie collective », « l’injustice appelle la révolte », « 49-3 populaire ». Dans le cortège de tête, à chaque manif contre la réforme des retraites, ces banderoles stylisées attirent autour d’elles des centaines de militants et un essaim de journalistes. Des calicots qui ne laissent pas non plus indifférentes les forces de l’ordre, visiblement ulcérées par cette esthétisation de la colère, et qui confisquent régulièrement ces précieux fanions. Parfois même à la manière des hooligans, ils dérobent les drapeaux de leurs adversaires pour poser avec. Ainsi, lors de la mobilisation du 11 février, des CRS ont foncé sur la banderole « notre révolte ne peut être dissoute », et l’ont embarqué avec eux. Dans une rue adjacente, un manifestant tombe sur cette scène surréaliste : alors que la manif n’est pas encore terminée, les policiers se prennent en photo, posant devant le précieux trophée. Le passant dégaine son portable et prend lui aussi un cliché. Guerre des images qui tourne au désavantage des policiers, dont l’infantilisme est ridiculisé sur les réseaux sociaux.
PARIS DES CRS VOLENT UNE BANDEROLE ET POSENT AVEC COMME UN TROPHÉE
— Contre Attaque (@ContreAttaque_) February 13, 2023
Le collectif Black Lines régulièrement pris pour cible
Hooligans d'extrême droite qui montrent une banderole prise à l'équipe adverse ? Gang fier de montrer un trophée volé à une bande rivale ? pic.twitter.com/bgqHdzEKvR
Ces banderoles militantes sont l’œuvre d’un groupe informel de street artistes baptisé « Black Lines ». L’idée a germé dans la tête d’Itvan Kebadian, 37 ans, graffeur et artiste coté qui a exposé dans des galeries on ne peut plus respectables, comme celle de Dominique Fiat, à Paris. « L’idée est venue en mai 2018, pour les 50 ans de mai 68 », explique Itvan. « J’avais assisté à la mobilisation du 1er mai qui avait été particulièrement mouvementée. Je voyais tous ces gens du bloc en noir, ça parlait toutes les langues, je voyais les banderoles des antifas qui avaient plus ou moins adopté les codes du graf. C’étaient de véritables fresques mobiles ». L’artiste se dit alors :
« Pourquoi ne pas mobiliser des street artistes au service des luttes ? »
Il lance alors Black Lines, avec son ami graffeur Lask. Le nom fait référence au cortège de tête et au black bloc, mais pas seulement : « Des fresques ou des banderoles épurées, en noir et blanc et sans couleur, c’est esthétique et ça rend le message plus lisible. Et puis, il y a une raison économique et écologique. C’est un peu paradoxal d’être un artiste engagé notamment dans l’écologie et d’utiliser des litres de sprays. Nos banderoles ne coûtent pratiquement rien : on récupère du PVC blanc et on écrit dessus avec un gros marqueur noir ».
Black lines, les street artistes qui font les banderoles du cortège de tête. / Crédits : Nnoman Cadoret
Des fresques aux banderoles
Depuis 2018, plus de 300 artistes ont participé aux œuvres de Black Lines. Au départ, Black Lines réalise des fresques murales engagées. La plus célèbre d’entre elles s’étalait sur près d’un demi kilomètre rue d’Aubervilliers à Paris, et rendait hommage à Christophe Dettinger, ce Gilet jaune passé à la postérité après avoir, le 5 janvier 2019, boxé à mains nues et fait reculer un CRS, qui parait les coups comme il pouvait avec son bouclier. La fresque, bien que dessinée sur un mur autorisé, a été effacée : « Une censure », estime Itvan.
En septembre 2021, Itvan fait une rencontre déterminante : Veneno, une graffeuse qui a entre autre mené des projets sociaux et artistiques autour de la gravure dans une prison pour homme dans la ville de Oaxaca de Juarez au Mexique, où elle a vécu trois ans. Veneno lui souffle l’idée : Pourquoi se cantonner aux murs et ne pas aller au cœur des luttes, dans les manifs ?
Les deux comparses commencent à s’implanter dans les mobilisations, en exposant leur dessin non plus sur des murs mais sur des tissus, confectionnant ainsi des banderoles au visuel remarqué. Itvan raconte :
« Nous avons ainsi fait plus d’une centaine de manifs, sur des thèmes aussi variés que la défense de l’hôpital, les violences policières, les conditions carcérales. »
Itvan et Veneno se lient d’amitiés avec le groupe militant « Frontliners » qui défile au sein du cortège de tête. Black Lines et ses calicots géants trouvent leur place au sein de ces autonomes qui manifestent hors syndicats, à l’avant de la manif. Ces bannières connaissent un gros succès. Autour d’elles, s’agrègent des centaines de manifestants, dont beaucoup de prolétaires, de racisés et de jeunes des banlieues. Un mélange qui tranche parfois avec les groupes antifas classiques, plus élitistes et plus issus des centre-villes selon lui :
« Autour de nous c’est un cortège hybride. L’art et un certain lyrisme ça parle plus à tout le monde que les mots d’ordre militants classiques. »
Groupe d’ultra gauche ?
Les manifestants défilant près de Black Lines ont pour la plupart le visage découvert, mais il y a également quelques cagoulés. Alors, Black Lines, branche artistique du bloc ? Une note des Renseignements territoriaux (ex-RG) datant de début 2022, qui a opportunément fuité sur BFM le 26 mars, au lendemain des événements de Sainte-Soline, mentionne Black Lines parmi les groupes « d’ultra gauche ». « Je respecte le bloc. Il nous défend contre les assauts de la police, il défend les manifestants contre les violences policières. Et son mode d’action symbolique est à mon sens nécessaire quand la démocratie est bafouée », explique Itvan. Black Lines, un groupe d’ultra gauche ? Itvan, ne se reconnaît pas dans cette appellation policière fourre-tout.
Itvan Kebadian dans son atelier parisien. / Crédits : Thierry Vincent
Sa gestuelle calme et son verbe apaisé colle mal avec le préfixe ultra, généralement accolé aux supporters des stades ou à des chapelles idéologiques doctrinaires. Lui se dit révolté plus que révolutionnaire, engagé plus que militant, méfiant qu’il est des carcans groupusculaires. Il voit plutôt Black Lines comme complémentaire des modes d’action radicaux :
« Notre fonction est un peu la même que les bannières médiévales qui redonnaient du courage aux guerriers. »
Itvan ne se réfère pas à telle ou telle idéologie précise. Plus instinctif que dogmatique. Plus les tripes que l’intellect. Ce diplômé des beaux-arts de Nantes précise :
« Ma lutte, c’est le combat contre l’injustice. Mon univers, c’est la révolte des zapatistes, mon enfance a été bercée par des films tels que “Viva Zapata” d’Elia Kazan », Spartacus – le premier, le vrai, celui de Stanley Kubrick –, ou encore “Robin des Bois“ ».
Itvan Kebadian, 37 ans, graffeur et artiste coté, à l'origine de Black Lines. / Crédits : Thierry Vincent
Issu d’une famille d’artistes engagés
Artiste révolté Itvan ? Il a de qui tenir : son père, Jacques Kebadian, est un cinéaste reconnu qui, au travers de ses films, n’a eu de cesse de combattre l’injustice. Ancien assistant de Robert Bresson, il réalise en 1968 son premier film « Trotski », avec en guest star son ami l’écrivain révolutionnaire, Guy Hocquenghem. Soixante-huitard parti un temps travailler comme « établi » dans une usine, Kebadian réalise des films sur, entre autres, mai 68, le génocide arménien, la résistante Germaine Tillion, et les zapatistes. Itvan précise :
« Je dois à mon père toute ma conscience politique. Enfant, je suis allé au Mexique avec lui et j’ai rencontré des militants en prison. Vers 16-17 ans, j’ai vu des photos de la présentation de son premier film sur le sujet, le public était composé de combattants zapatistes cagoulés. Ça m’a fasciné. »
Ce père est finalement aussi à l’origine des Black Lines : « En, avril 2018, nous sommes allés ensemble pour la première fois en Arménie, le pays de nos racines. Et là, on arrive en pleine révolution. C’était une mobilisation massive et pacifique, et le pouvoir est tombé en dix jours. Avant, pour moi, la révolution c’était plutôt un fantasme, là je comprenais que c’était possible. La foule était en liesse, les gens pleuraient, dansaient, chantaient. Le peuple lorsqu’il se mobilise, a une force incroyable et est capable de réaliser de grandes choses qu’il ne soupçonne pas. » L’expérience l’incite alors à créer Black Lines :
« À passer de l’art classique à l’art au service des luttes. »
Photo de Une de Nnoman Cadoret
Itvan Kebadian expose ses œuvres les 6 et 7 mai, 26 rue Charles Baudelaire, 75012 Paris
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