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    25/11/2019

    Ses « Allô place Beauvau » ont braqué les projecteurs sur les violences policières

    David Dufresne, vivre libre ou mourir

    Par Mathieu Molard

    De Malik Oussekine à Steve Maia Caniço, depuis 30 ans le journaliste David Dufresne se confronte à la police. Portrait du punk qui fait (presque) le taff de l’IGPN : surveiller ceux qui nous surveillent.

    Libertalia, Montreuil (93) – Soir d’affluence dans la petite librairie libertaire. David Dufresne serre les paluches, un sourire vissé sur le visage. Aux vieux camarades, il fait l’accolade. Depuis la veille, Dernière sommation, son roman, s’étale sur les tables de l’échoppe. Une autofiction inspirée de ses mois consacrés à documenter les violences policières à l’encontre des Gilets jaunes.

    Un travail de fourmi que ses « Allô place Beauvau ». Le premier signalement est posté le 4 décembre 2018 sur Twitter, « là où sont les journalistes ». Depuis la mécanique est immuable. Quasi-clinique. Il interpelle le ministère de l’Intérieur, « parce que ces violences sont politiques ». Puis le décompte : l’accumulation pour démontrer le système répressif à l’oeuvre. Et enfin une vidéo ou parfois un document, en guise de preuves. « 861 signalements, 2 décès, 315 blessures à la tête, 25 éborgné.es, 5 mains arrachées », totalise Mediapart qui héberge cette litanie glaçante.

    Surveillant de police

    Les syndicats de policiers, eux, grincent des dents et montent au créneau. Ils tentent de décrédibiliser le journaliste qui, depuis plus de 30 ans, leur cherche des noises. « Je m’intéresse à la police depuis qu’elle s’intéresse à moi », commente David Dufresne sur le ton de la plaisanterie. L’idylle remonte à son adolescence à Poitiers. « Un jour ma mère reçoit un appel téléphonique. » Au bout du fil, un inspecteur des renseignements généraux « qui dit qu’ils ont besoin de convoquer le président de l’asso Tant qu’il y aura du rock dont “certains membres auraient commis des actes terroristes”. J’ai 15 ans, je suis pété de trouille, j’y vais ». Les bleus lui font « le coup du bon flic et du méchant flic » :

    « Et là, je découvre la puissance policière. J’avais l’impression qu’ils savaient tout sur moi. Après j’ai compris que les mecs ont brassé trois infos et qu’ils ont fait un truc un peu psychologique. Mais c’est là qu’est née cette idée : si la police nous surveille, il faut peut être la surveiller. »

    Ça sera le fil conducteur de sa vie professionnelle : questionner le système. « C’est quelqu’un qui est resté fidèle à ses idéaux de jeunesse en y appliquant une grande rigueur journalistique, c’est rare dans ce métier », commente la journaliste Marine Turchi, qui l’a côtoyé à Mediapart. Le look a changé. Quand il squatte les plateaux télé, le quinquagénaire à la mèche longue et aux lunettes en écaille, enfile une chemise blanche. Mais le punk en lui n’est pas mort.

    « Grâce à lui, on existe »

    Dans la petite libraire anarchiste de Montreuil, le journaliste de 51 ans prend place derrière une table d’écolier. Les questions fusent. « Je suis le numéro 746, je crois », lance un jeune brun assis dans le public. « Je voulais vous remercier, parce que je crois que si je ne suis pas en prison c’est grâce à vous. » Du tac au tac, Dufresne recontextualise. « L’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, c’est ça ? » L’affaire remonte au 1er mai où des Gilets jaunes, fuyant une charge policière, s’étaient précipités dans l’enceinte du bâtiment. Le ministre de l’Intérieur évoque une « attaque ». L’élément de langage est immédiatement repris par les chaînes d’info en continu. Vidéo à l’appui, @DavDuf dégonfle l’affaire et le coup de com’ du gouvernement.

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    A la librairie Libertalia, David présente son roman. / Crédits : Matthieu Bidan

    « Enfin on parlait de nous autrement que comme des casseurs. Grâce à lui, on existe. Il nous a montré comme des personnes », raconte Vanessa, signalement 154. Le 14 décembre, acte V des Gilets jaunes, la trentenaire est percutée par un tir de LBD40. « Ma vie a basculé ». Perte quasi-totale de la vue. Des plaques de métal posées pour reconstituer son crâne. Le cerveau qui se nécrose… Le journaliste prend régulièrement des nouvelles, sans jamais en faire étalage. « Il respecte ce qui relève du privé », sourit la trentenaire aux cheveux blonds.

    À VOIR : Notre documentaire Gilets jaunes, une répression d’État, avec le témoignage de Vanessa.

    Tant qu’il y aura du rock

    Le 18 janvier, sur le plateau d’Arrêt sur image, alors qu’on lui montre des images de violences policières, il fond en larmes. « Ce jour-là, on a réalisé ce qu’il a encaissé », témoigne Vanessa. De ces longs mois, David Dufresne est sorti lessivé. Documenter le jour, écrire la nuit, ou l’inverse. Et dormir très peu. Au lendemain de la parution de son livre, il a encore le visage cerné. Après la présentation publique, un petit groupe part casser la graine à l’italien voisin. Autour de la table, les copains de ses 20 ans. Le punk est leur bande son. Dufresne s’est fait la plume sur des fanzines : « Tant qu’il y aura du rock », à partir de 1987. L’année suivante il rejoint l’équipe de Bondage, label mythique du Punk français, fondé par Marsu.

    En 88, le groupe Bérurier Noir sort sur ce label l’un des morceaux qui marquera l’histoire du punk français : « Porcherie », hymne d’une jeunesse qui emmerde le Front National. 31 ans plus tard, sur les quais de Nantes, un DJ lance le titre. La police, sous les ordres du commissaire Chassaing, un sympathisant de la manif pour tous, déclenche la charge. Steve Maia Caniço, 24 ans tombe dans la Loire et meurt noyé. Il est le signalement 860. « Dans ma tête, c’est sûr que je fais tout de suite la connexion entre les deux époques. »

    « Il y a une continuité dans le parcours de David », commente Marsu. A table, Dufresne se remémore le bon vieux temps avec celui qu’on devine être l’un des mentors de ses jeunes années. Mi-novembre, l’histoire lui offre un clin-d’oeil plus souriant. Alors qu’il est de passage à Lyon pour présenter son livre, il tombe nez à nez avec le chanteur des Bérurier Noir :

    « Il s’est avancé, il a dit “François”, on ne s’était pas revus depuis 30 ans, à Bondage. François Béru. Mes 20 ans. La vie est belle quand elle est faite de retrouvailles. »

    Les punks du web

    Tout en s’engouffrant des lasagnes, la bande des montreuillois rembobine le film. Au mi-temps des années 90, Dufresne et ses copains découvrent « le bruit du modem ». Au début, Internet est punk : c’est une histoire encore assez méconnue que celle de ces premiers utilisateurs (à ce propos, voir le documentaire « Une contre-histoire de l’Internet »). Les hacktivistes libertaires découvrent dans le réseau naissant un espace de liberté inouï :

    « J’y vois ce que je faisais dans la radio, dans les fanzines. On peut monter sur scène et brancher les amplis… »

    Fred, assis en bout de table, monte le premier site web d’un groupe de musique. Enfin… « Francis Cabrel en avait un aussi », se marre le zicos aux cheveux peignés en arrière et boucles à l’oreille. Pour Dufresne ce sera La Rafale, un webzine – « aujourd’hui on dirait un blog ». Ça parle pas mal de musique, de politique aussi. Mais bientôt ce web libertaire est rattrapé par les marchands et leurs publicités. Dufresne et ses copains voient le danger venir. En 97, ils publient un « manifeste du web indépendant ». Le prose est grandiloquente, le diagnostic inquiétant. En substance : les businessmen vont s’emparer du net et l’utiliser pour vendre des soupes et nous surveiller. Malheureusement, ils avaient tout juste.

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    / Crédits : CC.

    « J’ai connu son travail par la Rafale », raconte Alexandre Brachet, cheveux longs en bataille. Passé par l’école fanzine, il a crée Upian, l’un des studios de production web qui a aujourd’hui le plus la cote sur la place parisienne (1). Les deux gus avaient tout pour s’entendre, mais la rencontre ne se fera que dix ans plus tard, autour d’un projet titanesque : le webdoc Prison Valley. Les deux bidouilleurs informatiques ont grandi, mais les combats libertaires des débuts sont toujours là. Le pitch du projet : « Canon City, une bourgade paumée quelque part dans le Colorado. Un coin reculé de 36.000 âmes et 13 prisons. Ce n’est plus une ville. Mais un complexe prisonnier, comme on dit complexe hôtelier ». L’industrie de la prison, littéralement. Brachet soupire :

    « Quand les prisonniers d’une prison publique fabriquent les cellules d’une prison privée, c’est qu’il y a un truc dans le capitalisme qui est fou. »

    « Je n’oublierais jamais Brachet qui, quand on part dans le Colorado [avec le photographe Philippe Brault], nous donne la carte de la société et nous dit : “Faites pas les cons, mais un peu quand même” », se marre le journaliste. Comme à chaque fois avec Dufresne, boulot et amitié s’entremêlent. Un lien toujours vivant après 10 ans. « Il y a un peu plus d’un mois, j’ai eu un pépin de santé », confie Brachet :

    « Et à l’hosto, on me dit : “Il y a quelqu’un dans le couloir qui veut vous voir. Vous savez qui c’est ?” Je dis : “Je crois que je reconnais la voix”. Dès qu’il a appris que j’avais une merde, il a débarqué à l’hôpital. »

    L’art de claquer la porte

    Avant l’avènement d’internet, David Dufresne écrit des fanzines. Avant les fanzines, il squatte une radio libre. À 13 ans, il anime sa première émission, consacrée au rock. Au bout d’un an, il pose sa première démission. Enfin, façon de parler, il est bénévole :

    « Quand la pub arrive sur les antennes, du haut de mes 14 ans je déclare que c’est fini. C’est mort. Et, en fait, toute ma vie c’est ça. »

    1994, il passe journaliste pro dans un éphémère quotidien baptisé Le Jour. Puis ce sera Actuel la même année et enfin Libé, où il reste jusqu’en 2002, en charge surtout des sujets police-justice. « À la fin je fais la chronique télé. Et là, un vieux copain d’Actuel, Bernard Zekri, me dit de venir faire une chaine rock d’info. »

    ITélé vient de naître, lancée par Canal « pour emmerder TF1 qui vient de créer LCI ». Leur mission : faire de l’info avec « l’esprit Canal ». « Quand je passe à l’antenne, sur le bandeau il y a écrit “spécialiste des spécialités”. » DavDuf a pris du galon, il est red chef adjoint avant de demander à être rétrogradé. « Je m’amuse beaucoup, mais je vois la dérive. » La petite chaîne d’info rock commence à se prendre au sérieux. « Je ne veux plus cautionner ça. Et à un moment arrive ce qui va être un drame national. Une émission ou Éric Zemmour fait ses classes. Ça s’appelle “Ça se dispute”. C’est Eric Zemmour face à Barbier, je crois. On est en 2003. » Le programme ne coûte pas cher à produire et fait parler. Plus de 15 ans après il a fait des petits :

    « Quand je vois toutes les émissions qui ont gangrené les chaînes d’info, je me dis putain, on a une part de responsabilité et c’est pas bien. »

    2006, Dufresne se casse. « Pas à cause de Zemmour, faut être honnête. » Mais pour faire un documentaire sur le maintien de l’ordre appliqué aux émeutes de 2005, avant de rejoindre Médiapart, qui se lance en 2008. Marine Turchi, toujours de l’aventure, découvre « la machine Dufresne, quelqu’un d’une rigueur incroyable. Il est chirurgical. » Parfois jusqu’à l’excès. « À 14 ou 15 ans, je vais sur un parking et je compte toute les voiture : les Mercedes, les Renault… et je fais des statistiques », confesse-t-il. Ce « côté obsessionnel », qu’il assume, ne l’a pas quitté. « Avec lui ce n’est jamais assez. Si vous pensez que c’est facile de bosser avec lui, vous vous mettez le doigt dans l’oeil. Mais à la fin tu touches à des choses rares », commente Alexandre Brachet.

    Journaliste engagé

    Il quitte Mediapart pour se consacrer à une enquête qui occupera trois ans de sa vie. Le 11 novembre 2008, 150 policiers cagoulés déboulent à Tarnac, petite commune de Corrèze, pour interpeller une dizaine de militants libertaires. Michèle Alliot-Marie, à l’époque ministre de l’Intérieur, salue l’arrestation de membres de « l’ultragauche, mouvance anarcho-autonome, en lien avec les sabotages » d’une ligne TGV. « Une cellule invisible (…) qui avait pour objet la lutte armée », complète le procureur de la république de Paris.

    Sauf que l’affaire est pipée. En 2012, il publie « Tarnac, magasin général ». Trois ans d’enquête au coeur de ce fiasco d’État. Dans son bouquin, David Dufresne montre comment l’anti-terrorisme a construit des coupables, à coup de manipulations et documents falsifiés. Un récit fleuve (650 pages), à la première personne, « proche de ce que j’ai pu faire dans les fanzines ». De ses échanges avec avec les militants accusés à torts, David Dufresne tire une une leçon. Le journaliste doit expliquer « d’où [il] parle », assumer un point de vue :

    « Ruth Elkrief ne dit jamais d’où elle parle. Anne Sophie Lapix non plus. Moi j’aimerais bien. Taha Bouhaf ou Gaspard Glanz le disent. Du coup, on les traite de militant, alors que le militant masqué est beaucoup plus sournois. Dire d’où l’on vient permet de donner une perspective sur les faits. »

    « L’affaire Tarnac » se conclut en 2018 par un procès au cour duquel David Dufresne témoigne. La « bande à Coupat » (principal accusé dans le dossier) est blanchie. Dans son jugement la présidente du tribunal écrit que « l’audience a permis de comprendre que le groupe de Tarnac était une fiction ».

    Dufresne, l’ancien

    La bouffe tire à sa fin dans le restau italien, quand justement Taha Bouhaf passe une tête. « Hello l’ancien ! » lance le jeune journaliste. « Voici un héros du peuple », salue Dufresne en soulevant son verre de rouge. « L’homme par qui l’affaire Benalla a commencé. » Taha est l’auteur de la vidéo où l’ex-collaborateur de Macron tabasse un couple de manifestants, place de la Contrescarpe. DavDuf, à l’époque tweete la séquence.

    Ils ne se rencontrent qu’un peu plus tard, à la bourse du travail. Un meeting de Gilets jaunes qu’ils concluent par un gueuleton, histoire de se renifler. « Je voulais comprendre ce qu’il pensait. Comprendre vraiment ses positions », rembobine Taha Bouhafs. Le feeling passe. Quand le jeune journaliste est placé en garde à vue, « l’ancien » débarque pour le soutenir. « Il me donne des conseils aussi », détaille Bouhafs. « Un soir on sort du ciné et il me dit : “Viens, il faut que tu vois un truc”. »

    À LIRE : Notre portrait de Taha Bouhafs, le fumeur de chicha qui a fait tomber Benalla

    Dufresne le guide dans les méandres du quartier Latin jusqu’à la rue Monsieur-le-Prince et lui montre la plaque commémorative, posée en hommage à Malik Oussekine, jeune passant tué par la police en marge d’une manifestation. « Ça m’a touché. Il me dit que c’est important, que pour lui, tout est parti de là. » Décembre 1986, David Dufresne vient juste de s’installer à Paris. Un brin d’émotion dans la voix, il raconte :

    « Je suis dans le quartier Latin, j’ai les voltigeurs aux trousses comme d’autres et… Malik Oussekine. Moi j’ai 18 ans. »

    (1) Upian a conçu la nouvelle version du site internet de StreetPress.

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