« C’est la dernière fois que je n’ai pas mis de casque en manif », rigole Thierry Vincent quand il nous raconte sa journée du 26 mai 2016. Souvent en première ligne, caméra au poing, il a couvert les mobilisations contre la loi travail. Ce routier des mouvements sociaux tournait un docu sur les militants du cortège de tête, pour Envoyé Spécial.
Ce jour-là, c’est pourtant à la police qu’il a eu affaire. Alors que la manif se disperse, Thierry braque sa caméra sur une ligne de CRS. « L’un d’eux pointait son LBD sur la foule pacifique. Je le cadre, j’étais à 10 mètres de lui ». Le journaliste suit les déplacements des forces de l’ordre, ce qui ne plait pas franchement aux hommes en bleu :
« Le policier me dit “Casse-toi, je vais t’allumer”. On l’entend sur la vidéo. »
Les CRS se préparent à l’action. Thierry rejoint alors des confrères regroupés sur le côté de la rue. Bras levé, il signale sa profession. Pas de quoi émouvoir les CRS qui déclenchent la charge. L’un d’eux le percute violemment avec son bouclier. « C’était délibéré ! » Thierry tombe au sol, son crane percute le bitume. Il perd connaissance et est transporté à l’hôpital le plus proche pour une batterie d’examens. Il s’en sort avec une jolie entaille sur le crâne qui lui vaudra 7 points de suture. Et une sacrée frousse.
L’amour vache
« Pendant la loi travail, on avait l’impression d’être considérés par la police comme des belligérants », poursuit-il quand on lui demande de nous raconter ses trois mois de manifestations. Pour Vincent Lannier, secrétaire général du SNJ, le principal syndicat des journalistes en France, le mouvement autour de la loi travail « a été révélateur d’un nouveau climat entre les policiers et les journalistes ». Un constat que partage Laurent Bortolussi de l’agence Line Press : « On ne peut plus faire notre travail sereinement. Je n’ai jamais vu autant d’atteintes à la liberté de la presse. »
Journalistes télé ou papier, pigistes ou staffés, ils sont une quinzaine à avoir accepté de témoigner des entraves faites à la presse. Matériel cassé, coups de matraques, tirs au Flash-Ball ou grenades de désencerclement, les petites mains de l’information sont parfois directement dans le viseur de certains fonctionnaires de police. Au cours de cette enquête, nous avons également découvert l’existence d’investigations policières, ciblant directement ou non certains journalistes, sans qu’on en connaisse les motivations.
Photocall en tête de cortège / Crédits : Corentin Fohlen / Divergence
D’autres enfin ont même le droit à un traitement de faveur. C’est le cas de Gaspard Glanz, journaliste fiché S, et de Paul (1), jeune photojournaliste qui a découvert, par hasard, qu’il avait la faveur des services de renseignement.
La police enquête sur des journalistes
Le 10 février, la famille du jeune Théo, victime de violences policières, appelle à se réunir aux abords des Halles. Rapidement la situation se tend entre les manifestants et les forces de l’ordre. « Les policiers ont nassé tout le monde, journalistes comme militants », raconte Pierre Gautheron, photojournaliste distribué par l’agence Hans Lucas et collaborateur régulier de StreetPress :
« Ils ont pris en photo les cartes de presse des journalistes présents, pour ceux qui en avaient. Pour les autres, ils ont demandé la carte d’identité. »
Pierre Gautheron, lors de la marche pour la Justice et la Dignité, le 19 mars / Crédits : Corentin Fohlen / Divergence
Interrogés par StreetPress, une dizaine de journalistes témoignent, parfois photo à l’appui, de cette pratique. Tout au long des mobilisations sociales des fonctionnaires ont photographié cartes de presse, d’agence ou d’identité. Mais dans quel but ? Pour Vincent Vannier du SNJ, cette pratique n’a aucun sens, « si ce n’est créer un fichier des journalistes », persifle-t-il. Avant d’ajouter :
« Je pense plutôt qu’il s’agit d’intimidation. Et c’est révoltant. »
Contactés par StreetPress, deux fonctionnaires de police lâchent le morceau :
« On fait ça pour vérifier que les journalistes sont des vrais journalistes. »
Sauf qu’en France, la profession n’est pas réglementée. Seule une partie des journalistes est enregistrée auprès de l’organisme professionnel de référence, la Commission de la carte (CCIJP). Une structure indépendante. Selon un ancien de la PJ, cette dernière « renseigne les policiers sur certaines affaires ». Une information que confirme sa présidente, Bénédicte Wautelez. Chaque année, la justice sollicite la commission pour obtenir des informations sur des journalistes. « C’est très ponctuel », s’efforce-t-elle de dégonfler. Cela arriverait quand même 4 à 5 fois par an, finit-elle par lâcher. « Cela peut être dans le cadre d’une enquête à l’encontre d’un journaliste ou dans laquelle le journaliste est victime », détaille la présidente :
« Et à chaque fois sur réquisitions du procureur. »
Contactée par StreetPress, la préfecture nous renvoie vers le ministère de l’intérieur qui n’a pas répondu à nos demandes. Impossible d’en savoir plus.
Surveillance aux frontières
Pour certains, la surveillance va plus loin. C’est lors de son passage de la frontière américaine que Paul (1), journaliste parisien, découvre qu’il est dans les radars des services de renseignement. Le jeune homme sort de plusieurs mois de manifs loi travail qu’il a couvert boitier au poing pour plusieurs canards dont Libération ou le Nouvel Obs. Il atterrit aux Etats-Unis, en plein mouvement « Black Lives Matter », pour des vacances en famille. « Après avoir scanné mon passeport, le douanier américain me demande de le suivre », se souvient Paul. Visiblement, son nom déclenche une alerte. Il lui indique un bureau vitré à côté des guichets, où un autre fonctionnaire s’occupera de son cas. Dans la petite pièce, le policier joue cartes sur table :
« D’emblée, il me demande si je suis venu pour le mouvement “Black Lives Matter”. »
Fous ta cagoule / Crédits : Corentin Fohlen / Divergence
Paul répond qu’il est là en touriste. Et le jeune homme de détailler son road-trip dans le Midwest accompagné de ses parents, ses frères et sœurs. Le fonctionnaire n’en démord pas. Il le met en garde. « Il m’a dit : il ne faut pas que vous soyez là pour le boulot. » Si de toute évidence, son nom est répertorié, impossible de savoir dans quel fichier Paul apparaît, ni pourquoi. Le ministère de l’intérieur n’a pas fait suite à nos demandes. « Je suis sur que c’était une fiche », coupe tout net le jeune homme :
« Honnêtement, ça ne m’a pas plus étonné que cela. »
Journaliste surveillé par la DGSI
Dans la salle d’audience du tribunal correctionnel de Boulogne-Sur-Mer, une vingtaine de soutiens du journaliste Gaspard Glanz attendent son passage à la barre. Ce 2 mars 2017, le journaliste poil-à-gratter comparaît pour avoir volé « un transmetteur radio propriété du ministère de l’intérieur » lors d’une manif organisée à Calais en octobre dernier. Lui explique l’avoir trouvé par terre. Sur le bureau de ses avocats trône un dossier de près de 100 pages. C’est en feuilletant cette liasse de documents officiels que Gaspard découvre qu’il est affublé d’une fiche S, catégorie 13. Dans ce document que StreetPress a pu consulter, le fondateur du média indépendant Taranis News est décrit en ces termes :
« Individu membre de la mouvance anarcho-autonome (ou proche de la mouvance d’extrême-gauche radicale) susceptible de se livrer à des actions violentes. »
La fiche répertoriée au Fichier des Personnes Recherchées (ou FPR), n’évoque même pas sa qualité de journaliste. Pourquoi une telle attention ? Difficile d’imaginer le jeune homme qui vend ses images aussi bien à l’AFP qu’à M6 en dangereux terroriste. « Il y a un gouffre entre ce qu’il est écrit sur ma fiche et ce que je suis », s’indigne l’intéressé, avant d’enchaîner sur une anecdote. « J’ai été contrôlé dans le métro il y a quelques mois », raconte le jeune homme goguenard. Lors de ce contrôle, la policière interroge Gaspard sur ses antécédents :
« – Garde à vue ? »
« – Oui. J’ai aussi un contrôle judiciaire et une interdiction de territoire. »
La jeune femme s’écarte du jeune homme, talkie en main. A son retour, elle lui annonce que tout est en règle. Et Gaspard de décrypter :
« Sur ma fiche, il est marqué de ne pas attirer l’attention. Je suppose que c’est pour ça que le contrôle est allé aussi vite. »
Carte de presse, svp
Le 19 mars 2017, c’est en compagnie du journaliste le plus clandestino de France que StreetPress se rend à la manif contre les violences policières. A peine arrivée à Nation, deux gendarmes mobiles nous demandent de montrer patte blanche. Pour Gaspard, ça coince. Le jeune homme est équipé d’un masque à gaz et d’un casque. Sans carte de presse, les policiers refusent de le laisser passer avec ce matériel qui pourrait être celui d’un émeutier. La situation finit pourtant par décanter. « Avec Taranis, on a pris l’habitude de venir groupés » raconte le jeune homme quand on l’interviewe quelques semaines plus tard :
« On se rend compte que l’effet de masse permet toujours de mieux rentrer. »
La tête dans les nuages (de lacrymos) / Crédits : Corentin Fohlen / Divergence
Contrôle systématique de la carte de presse, confiscation du matériel de protection… L’ensemble des journalistes que nous avons rencontré témoignent de ces petites entraves qui rendent le job plus pénible. « Ce que je pense, c’est que la police devrait nous laisser bosser » insiste Valentina Camus, photographe distribuée par Hans Lucas, « mais ils font tout pour nous empêcher ». Et pour ceux qui refusent d’obtempérer, cela ne sa passe pas toujours bien. « Le 8 février, on est en fin de manif. Je m’apprête à sortir de la nasse quand des policiers m’arrêtent », se souvient Alexis Kraland, Journaliste Reporter d’Image (JRI) indépendant :
« Ils me disent que je ne peux pas sortir avec mon masque à moins d’avoir la carte de presse. »
Alexis refuse. Les bleus voient rouge. Le jeune homme est brutalement mis au sol. Les fonctionnaires s’emparent de son masque à gaz. L’altercation est plutôt musclée. Quand, il se relève, Alexis fait face à des policiers hilares. Les quolibets fusent :
« Ils se foutaient de ma gueule. “Sale militant, tu n’es pas journaliste.” »
Circulez, il n’y a rien à voir
« Je crois qu’il y a une volonté, de la part de certains policiers, d’écarter les vidéastes et les photographes et même de cacher certaines choses », s’insurge Vincent Lannier du SNJ. Thierry Vincent ne dit pas autre chose :
« Il y a toujours 40 caméras braqués sur eux. C’est pour ça que c’est super tendu. Ils ne peuvent plus faire un geste sans être filmés. »
Vidéo Merci pour ce moment
Alors quand Gaspard Glanz, avec l’aide de StreetPress, démasque caméra au poing, des policiers déguisés en journalistes, l’un d’eux explose et lui crache littéralement dessus. Et quand la présence des médias gêne, les policiers n’hésitent pas à évacuer manu militari les journalistes. C’est ce qui est arrivé à Augustin Le Gall, photographe indépendant distribué par l’agence Haytham Pictures et à Mehdi Boudarene, journaliste à l’AFP. A l’occasion du rassemblement pour Théo, à Châtelet, « quand ça a commencé à chauffer, ils m’ont viré » se souvient Mehdi :
« Ils m’ont fait sortir du périmètre. Il ne voulait plus me laisser rentrer. Avec un photographe, on a insisté pour rentrer dans la manif. Ce dernier s’est pris un coup de gazeuse dans les yeux. »
La tête dans les nuages (de lacrymos) volume 2 / Crédits : Corentin Fohlen / Divergence
Alexis Kraland, dans le viseur de la police
Le mardi 7 janvier, c’est à la station Ménilmontant que plusieurs centaines de militants se sont donnés rendez-vous pour manifester contre les violences policières. Comme à l’accoutumée, Alexis Kraland est là, visage poupon et casque sur la tête, siglé presse. La veille, le journaliste indépendant était à Aulnay, où il a couvert caméra au poing les émeutes qui ont embrassé la ville de Seine Saint-Denis. Le jeune homme était présent quand la police a tiré en l’air, à balles réelles, en guise de sommation. Il a même récupéré les douilles. La photo, flanquée du logo Street Politics, sa page d’info, a fait le tour des médias nationaux.
Vidéo Alexis face à la police
Au terme du rassemblement, Alexis braque sa caméra pour filmer une interpellation musclée. « Je reste à trois mètres. Mais un officier de police me voit ». Ni une ni deux, les policiers plaquent Alexis au sol, comme on le voit sur une vidéo :
« Ils m’ont monté dessus. Ils m’ont donné des coups de genoux. Puis l’officier m’a traîné à même le sol. »
Face à la protestation des manifestants, les policiers finissent par libérer Alexis et s’éloignent. « C’était illégitime. Ils ne m’ont rien dit, ils ne sont pas justifiés ». Blessé, le jeune homme se réfugie dans un café voisin :
« J’étais vraiment choqué. Je ne sais pas si c’était parce que j’étais ciblé ou parce que c’était violent. »
Cette scène n’est malheureusement pas une exception pour le JRI, souvent pris pour cible pendant les manifs. Coups de matraque, éclats de grenades de désencerclement, garde à vue à répétition, le jeune homme a manifestement le droit à un traitement de faveur de la part de la police. « Je dois avoir une tête qui ne leur revient pas », préfère t-il en rire.
Jamais sans mon Febreze / Crédits : Corentin Fohlen / Divergence
Deux jours après le rassemblement de Ménilmontant, rebelote :
« On était à Belleville pour suivre une manif quand trois policiers en civil m’ont attrapé par derrière, à la gorge. »
Dans la foulée, les fonctionnaires essaient de lui arracher sa caméra avant de le jeter au sol. Plusieurs passants protestent. Sans un mot, comme la fois précédente, les fonctionnaires lèvent le camp, laissant le journaliste incrédule.
Ball-trap !
Alexis n’est pas le seul à subir les foudres de la police. Jan Schmidt-Whitley lui, a reçu un tir de Flash-Ball dans le genou lors d’un rassemblement à Bobigny. Pour le photographe, pas de doute, il était clairement visé :
« J’avais mon appareil photo à la main. Il n’y avait personne autour de moi. »
Le photographe Jan Schmidt-Whitley le 19 mars 2017, lors de la marche pour la Justice et la Dignité / Crédits : Corentin Fohlen / Divergence
Même topo pour Valérie Dubois, photojournaliste distribuée par Hans Lucas. Lors d’une manif devant l’Assemblée Nationale, la jeune femme est touchée par une grenade de désencerclement qui éclate à ses pieds. « J’étais toute seule, cachée derrière un arbre pour prendre des photo de la ligne de CRS. C’était moi qu’ils visaient. » La blessure est plutôt impressionnante. Autour de sa plaie à la jambe, la peau est comme brûlée. « Je ne pouvais plus bouger ma jambe », se souvient la jeune femme.
Coups de matraques, tirs de flashball, éclats de grenades désencerclantes… Le SNJ a été saisi une dizaine de fois pour des cas de violences policières, indique son secrétaire général à StreetPress. Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Parmi les 8 journalistes qui nous ont raconté avoir subi des violences policières, aucun, à notre connaissance, n’a saisi le syndicat. La presse a également fait l’écho de nombreux autres cas, comme ici à Rennes ou à Paris. lors du mouvement Nuit Debout.
Plainte à l’IGPN sans suite
Malgré un niveau de violence inédit, « beaucoup de confrères n’ont pas voulu porté plainte », indique Vincent Lannier du SNJ. Valérie Dubois est dans ce cas-là. « Je n’avais pas envie de passer une demi-journée à l’IGPN pour ça », explique-t-elle :
« Et puis je ne me suis pas sentie légitime. »
Même réaction du côté de Jan Schmidt-Whitley. « Malheureusement, je pense que l’on a intégré le fait que ces violences sont normales », souffle le jeune homme. D’autres, comme Gaspard Glanz et Alexis Kraland, ont déjà porté plainte plusieurs fois. Sept fois à eux deux ! Toutes ont été classées sans suite. Ils comptent pourtant continuer à signaler officiellement ces violences. « Si je vais à l’IGPN, ce n’est pas pour obtenir justice, c’est pour que tout ça soit noté quelque part. Comme ça, si jamais il m’arrive quelque chose, on ne pourra pas dire que cela vient de nulle part », explique le fondateur de Taranis News.
Le journaliste Laurent Bortolussi le 19 mars 2017, lors de la marche pour la Justice et la Dignité / Crédits : Corentin Fohlen / Divergence
Au plus fort de la mobilisation, Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’intérieur, accompagné du directeur de l’IGPN, la police des polices, a reçu les syndicats de journaliste à la Place Beauvau. « Il nous a dit que toutes les plaintes de journalistes déposées pendant la loi travail seraient instruites », se souvient Vincent Lannier :
« Depuis, on n’a rien vu venir. »
(1) A sa demande, nous préservons son anonymat.
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