Roubaix (59) – « Mettre nos noms dans le journal avec “harkis”, ce n’est pas bon. Tu sais ce que ça veut dire ? », me demande ma grand-mère en balançant la tête de droite à gauche. Je sais que « harkis » est devenu « traître » en arabe. Le mot est également entré dans le dictionnaire français : « Militaire (…) [ayant joué] un rôle important comme auxiliaire des troupes françaises pendant la guerre d’Algérie de 1954 à 1962 », définit le Larousse. Comme mon grand-père ou mon arrière grand-père. Certains Algériens se sont aussi engagés en Indochine, les plus vieux dans la Seconde Guerre mondiale.
ROUBAIX
StreetPress a décidé de tirer le portrait de Roubaix, à travers une série d’enquêtes et de reportages.
Épisode 1 :
Je suis une petite-fille de rapatriés d’Algérie
Épisode 2 :
L’Alma, l’utopie loupée de Roubaix
Épisode 3 :
À Roubaix, « la Silicon Valley des Flandres » peine à intégrer les habitants
« Tu préfères “rapatriés d’Algérie“ ? » « Oui, comme ça c’est mieux », répond-elle, soulagée de voir que j’avais compris. « Va prendre mes lunettes s’il te plaît. » Elles encadrent ses grands yeux bleus. Occupée avec la télécommande, elle remet la discussion à plus tard. Il est midi et sa série préférée commence. Une sorte de Feux de l’Amour du bled, diffusée sur Canal Algérie. Elle me raconte les derniers rebondissements avec malice, heureuse de partager ce moment.
Ma grand-mère est arrivée dans le Nord en 1963, à l’âge de 20 ans, avec ses deux premiers enfants dans les bras. Nous avons rarement abordé ce sujet. Comment parler de déracinement, de guerre, de camp et des décennies de labeur ? Au fil des générations, cette mémoire s’efface. Mon père a douze frères et sœurs, et nous sommes vingt cousins et cousines. Chacun d’entre nous possède une parcelle de cette histoire que j’ai tenté de reconstituer. En quelques mois, j’en ai appris davantage qu’en 27 ans.
Une grande partie de ma famille est établie à Roubaix, où se concentre la plus grande communauté de rapatriés d’Algérie : environ 850 familles en 1963. À l’époque, la ville prospère grâce à l’industrie textile. Les usines offrent des postes non-qualifiés à la pelle. « Quand tu en avais marre, tu pouvais claquer la porte le matin et travailler dans l’usine d’en face l’après-midi », m’a-t-on répété à longueur d’entretiens. Mais au fil des décennies, les manufactures ont fermé une à une. Quant à leurs enfants, restés à Roubaix, ils ont connu le chômage de masse et les discriminations. L’un d’eux, Hassan Khobzaoui, résume :
« Nous sommes les enfants non désirés de la République. Et la France est le parent indigne qui refuse de nous reconnaître dans son roman national. »
Hassan, qui a perdu son beau sourire. / Crédits : Yan Morvan
« Il n’y a plus de travail ici »
La circulation fait un boucan d’enfer rue de l’Epeule, où sont installés Hassan Khobzaoui et Abdallah Haddouche. Les deux quadras sont amis depuis toujours. Ils ont grandi ensemble entre les briques rouges de Roubaix et ont fréquenté les bancs du même collège, situé rue d’Alger. « Le quartier est un fief de harkis ! », détaillent-ils en sirotant un thé à la menthe sur une petite terrasse composée de trois tables, posées sur un trottoir étroit. Hassan se départit rarement de son sourire. L’homme est en verve dès qu’il parle de ses aïeux. Le bonhomme semble connaître toutes les familles du coin. « Ton nom est bien Belgacem ? Tu es la fille de Boularas ? », me demande-t-il dix minutes à peine après notre première rencontre. Manque de bol, Boularas c’est le cadet de mon grand-père :
« Ton papy c’est le plus vieux ? Parle lui de M. Khabzaoui ce soir, il connaissait bien mon père. »
Ils étaient effectivement très bons amis. Surpris et les yeux rougis par l’émotion, mon grand-père me raconte qu’ils ont travaillé des années ensemble.
Pendant un temps, Hassan et Abdallah ont milité ensemble pour la mémoire des rapatriés. Mais la vie a, petit à petit, pris le pas sur la cause : les deux hommes ont chacun des enfants et travaillent en Belgique. La frontière se trouve à moins de dix kilomètres et l’exil professionnel y est fréquent. « Que veux-tu, il n’y a plus de travail ici. » Aucun des enfants de rapatriés n’a connu le plein emploi dont leurs parents n’ont de cesse de parler. En 2014, le taux de chômage de la ville s’élevait à 31% selon l’Insee. Et depuis, la situation n’a fait qu’empirer, semble-t-il. « À Roubaix, le nombre de chômeurs a augmenté de 16% en cinq ans » – entre 2012 et 2017 – titrait La Voix du Nord en novembre dernier.
Abdallah Haddouche devant les restes de la Lainière. / Crédits : Yan Morvan
Hassan est technicien de maintenance. Après plusieurs années dans la même usine, il est en passe de devenir manager. Abdallah a lui été médiateur à la ville de Roubaix, de 1998 à 2003. Mais une fois les emplois jeunes terminés, la mairie n’a pas renouvelé son poste. Et ses recherches d’emploi ont été compliquées :
« Aujourd’hui, en France, on te demande un master pour porter des cartons. »
Résigné, il a fini par s’inscrire dans des boîtes d’intérim belges et enchaîne les missions de quelques mois en manufacture. Quinze ans que ça dure. Et ça lui va bien :
« Je bosse, c’est mieux payé et c’est plus flexible. »
« Sale harkia »
À Roubaix, le destin-type de l’enfant de rapatriés n’existe pas. Dans certaines familles, la plupart des rejetons sont passés par les usines du Nord. C’est le cas des Azzaz. Malika, une petite femme brune de 57 ans, longs cheveux crépus en bataille, a grandi dans une fratrie de six enfants. Elle a commencé comme manutentionnaire sur les chaînes de la Redoute, avant de grimper les échelons. Aujourd’hui, elle a quitté les lignes pour les bureaux. Malika est fière de son parcours, qu’elle retrace attablée dans un restaurant du quartier de l’Epeule, avec Hadda Ounas, 50 ans.
Les deux femmes se considèrent comme des soeurs. Hadda est une femme affirmée. Sa coupe brune courte et ses lunettes lui donnent un air davantage réservé que son amie. Hadda a quitté l’école à 16 ans. Elle a commencé par être femme de ménage à la mairie, avant de développer son service de traiteur. Chez les Ounas, on a toujours fait du business. Son père a ouvert une petite boutique de textile – reprise plus tard par ses frères – tout en travaillant chaque matin dans une usine de charbon. « Aujourd’hui, nous sommes tous plus ou moins commerçants dans la famille », sourit-elle.
Soudain plus grave, Malika revient sur un incident survenu à son travail, il y a seulement quelques mois. Elle surprend une collègue affirmer qu’un acte terroriste – aujourd’hui revendiqué par l’EI – aurait été orchestré par des « harkis ». Ni une, ni deux, la fille de rapatrié l’incendie. Hadda rebondit :
« Ces bêtises, on les entend depuis qu’on est toutes petites. Dans la cour, j’entendais “faut pas jouer avec elle, c’est une sale harkia”. »
« On était un peu bêtes. On utilisait nous-même ces insultes », se souvient Abdallah en se grattant la tempe. L’expression (déjà problématique) « tu manges en feuj’ » devient « tu manges en harki ». Abdallah se souvient s’être fait « défoncer » par son père, un jour où il courait après le camion de glaces. Alerté trop tard par la cloche, il n’atteint pas le vendeur à temps et revient bredouille devant son père :
« Il ne s’est pas arrêté ce harki ! »
Une baffe lui arrive en pleine figure. Hors de lui, son père l’attrape par l’oreille et le traîne jusqu’au domicile familial pour le mettre face à un cadre du salon. Abdallah n’y avait, jusqu’alors, jamais prêté attention :
« Je me suis rendu compte plus tard que les pères de beaucoup d’amis l’avaient également accroché chez eux… »
S’y trouve une médaille de l’armée française, accompagnée de dessins du drapeau tricolore, d’une main de fatma et d’une lune. Il lit :
« Pour les services rendus à la République Française. »
Son père, furieux, ne lui donnera pas plus d’explications. C’est sa mère qui l’éclaire un peu plus tard sur son histoire familiale.
Pas de vacances au bled
Il comprend alors pourquoi ses camarades d’origine maghrébine s’en vont au bled pendant les vacances. « Pourquoi t’y vas pas toi ? » Peu d’enfants de rapatriés le savent vraiment. Eux partent chaque été en camping sur les côtes du Nord, comme beaucoup d’ouvriers du coin.
Ma famille partait à Wissant. La caravane attend encore une seconde jeunesse dans un garage. « Je suis trop vieille pour ça maintenant. Toi, prends-la si tu veux », m’a dit ma grand-mère. Abdallah se souvient :
« Quand on posait des questions à nos parents, ils nous disaient : “Laisse, t’occupe, t’emmerde pas avec ça”. »
Dans les années 60 et 70, Roubaix est le théâtre d’affrontements violents entre les partisans du Front de Libération National pour une Algérie indépendante (FLN), les messalistes (un autre groupe indépendantiste) et les rapatriés. Les usines offrent toujours de nombreux postes et les vagues d’immigration algérienne se poursuivent. Les ennemis d’autrefois se retrouvent entre les briques rouges. Les anciens se baladent avec des armes sur eux, de peur de finir tabassés ou dans un canal. Abdallah a entendu à maintes reprises ces histoires :
« Ils mettaient le feu à des maisons ! Ça tirait dans tous les sens. Roubaix, c’était Chicago. »
Chaque faction a ses cafés et lieux de rendez-vous. Sur les chaînes de montage des usines, personne ne donne sa couleur politique. Et les parents ne veulent pas lier leurs enfants à ces histoires.
Mémoire
« Aujourd’hui il n’y a plus de morts. Mais parfois, j’ai l’impression que rien n’a changé », soupire Malika. Un jour, ses filles sont venues lui poser des questions. Elle ne leur a pas répondu. Comme les anciens, elle leur a dit « ce ne sont pas tes affaires ». Elles ont appris toutes seules :
« J’ai dû me défendre partout, toute ma vie. Je ne veux pas qu’elles vivent la même chose. »
De gauche à droite : M Ounas, Malika Azzaz, Hadda Ounas. / Crédits : Yan Morvan
Petit à petit, les histoires des anciens disparaissent. Qui se souvient des camps, ces baraquements honteux dans lesquels ont été parqués les Algériens tout justes arrivés en France, en 1962 ? Les manuels d’histoire de mes années de collège ou de lycée ne racontent pas qu’à l’époque, le gouvernement les considèraient comme des réfugiés plutôt que des rapatriés. Je me souviens m’être disputée avec l’un de mes professeurs, alors qu’on aborde le chapitre consacré à la Guerre d’Algérie :
« – Pourquoi il n’y a qu’une phrase sur les harkis ? Pourquoi on fait comme si De Gaulle les a sauvés alors qu’il voulait les abandonner ? »
– Ce n’est pas au programme. »
Près de 40.000 personnes ont transité par ces camps. Parmi ces gens, 22.000 sont passés par celui de Rivesaltes, petite commune des Pyrénées-Orientales. Les parents de Malika, d’Hadda, d’Adbdallah, d’Hassan, mes grands-parents, comme l’énorme majorité de la communauté roubaisienne, y ont transité.
L’évasion
Mon grand-père m’a raconté que les hommes travaillaient sous les ordres de soldats français. Ils coupaient et façonnaient le bois, pour construire une maisonnette à chaque famille. Au passage, ils gagnaient quelques sous. Les équipements sont alors plus que vétustes et les conditions sanitaires déplorables. Mon oncle et mon père n’ont que trois et un an. Durant l’hiver 63, un des plus rudes que la France ait connu, ils attrapent tous les deux froid. Le camp est sous la neige depuis des jours quand ma grand-mère est forcée de les emmener à l’hôpital. Une bronchite carabinée, pour laquelle ils devront consulter pendant des mois.
Clip Rivesaltes
« Je ne voulais pas que mes enfants coupent du bois comme moi. C’est une vie de chien ! » Mon grand-père le sait, il faut partir. Mais il est interdit de quitter le camp sans un justificatif de domicile ou une preuve d’embauche. Attestations difficiles à trouver pour ces modestes immigrés tout juste arrivés. Une tante et son mari, qui habitent à Tourcoing depuis plusieurs années, assurent à la famille qu’il y a des postes à profusion. Ils promettent même une chambre à mes grands-parents, le temps de faire leur trou. « Alors on s’est enfuis », me raconte mon grand-père en chuchotant, comme s’il me racontait le meilleur thriller qu’il connaisse. Assis dans le canapé de la salle à manger, il se penche vers moi un sourire au coin de son épaisse moustache :
« J’avais un plan. »
À quelques minutes du camp à pied se trouve un café où les rapatriés ont l’habitude de se retrouver après leur journées besogneuses. Le gérant est un soldat français qui a combattu en Algérie avec qui mon grand-père sympathise. Le tenancier connaît l’importance des supplétifs maghrébins. Mon grand-père lui fait part de son projet d’évasion pour monter dans le Nord, à plus de 1.000 kilomètres de là. « Dépose ma famille dans la plus grande ville voisine, nous prendrons le train », lui demande-t-il, proposant même de le dédommager. Le gérant refuse l’argent et décide de l’emmener jusqu’à Roubaix.
Alors, à 2h du matin, à la fermeture du café, il part chercher ma grand-mère. « J’avais ton père dans les bras, il dormait. Ton oncle tenait la main de papy », m’a-t-elle raconté. La voiture les attend en bordure du camp, dissimulée dans la pénombre. Le strict minimum entassé dans des sacs, ils prennent la route.
Moins de deux mois plus tard, avec les économies de ses années de soldat et des camps, mon grand-père achète une maison au nom de son père. Lui est resté à Rivesaltes avec sa mère, ses frères et sa sœur. L’acte d’achat est son sésame pour sortir légalement. Dans la foulée, il propose même à cinq ou six familles de monter. Il a des chambres à disposition et peut en prêter le temps qu’il leur faudra pour leur installation, contribuant ainsi à l’installation de plusieurs familles de rapatriés à Roubaix.
Mon papi <3 / Crédits : Yan Morvan
Ma grand-mère, elle, parle de cette période avec plus de tristesse :
« J’ai laissé mes frères et ma soeur en Algérie. J’y pensais beaucoup. Je pleurais beaucoup. Et la vie était trop dure [dans les camps]. Heureusement qu’on a pu partir. D’autres y sont restés beaucoup plus longtemps. »
C’est le cas de M. Ounas, qui y a séjourné six ans, jusqu’à la fermeture de Rivesaltes. À l’époque, il souhaite rester dans le Sud. Mais le travail l’emmène irrémédiablement vers la Manche et les usines de Roubaix-Tourcoing-Wattrelos. D’autres, comme le père de Malika, ont été directement démarchés dans les camps par les manufactures du Nord. À la recherche de toujours plus de main-d’oeuvre, elles distribuent à tour de bras des attestations pour sortir légalement.
L’Alma, Hem et la Bourgogne
Mon grand-père a acheté sa première maison pour une poignée d’anciens francs. Dans les années 60, le parc immobilier de Roubaix et des villes alentour a pris de l’âge. Les habitations sont dégradées et trouver où se loger n’est pas un problème. Les rapatriés échouent dans différents quartiers modestes, dont celui de l’Alma-gare, où plusieurs familles s’entassent les unes sur les autres. « Un autre camp qui ne disait pas son nom », affirme Omar Chalbi, président de l’Afrane. L’Association des Français Rapatriés d’Afrique du Nord est la dernière organisation du genre de Roubaix. Créé en 1994, elle avait pour but d’aider les anciens, pour la plupart illettrés, à réclamer leurs droits, mais aussi à remplir leurs papiers administratifs. Mon père m’a plusieurs fois raconté comment avec son grand frère, ils complétaient les feuilles d’impôts ou de la sécu pour leurs parents. Ils avaient à peine plus d’une dizaine d’années.
Peu à peu, les municipalités font en sorte de loger leurs nouveaux ouvriers. Des aides à la rénovation sont distribuées. Des logements sociaux sont construits un peu partout, et les familles se retrouvent à Hem – commune limitrophe de Roubaix –, à la Bourgogne – quartier de Tourcoing – ou à la Martinoire – à Wattrelos. Des quartiers sortent de terre. D’autres, comme l’Alma, sont retapés. Autant d’habitations proches des usines. Des cheminées rouges parsèment les trois villes encore aujourd’hui. À l’intersection de ces communes, il reste même la Lainière, symbole de la domination d’antan de Roubaix sur le textile. Le complexe d’usines s’étendait sur plusieurs hectares.
Aujourd’hui, seule une dernière et gigantesque carcasse de bâtiment y trône encore, entourée d’herbes folles. Tout a été rasé. Le textile français a été toujours plus durement exposé à la concurrence pendant la construction européenne, explique Michel David, historien qui a travaillé sur la question de l’immigration à Roubaix. Les pays émergents sont ensuite arrivés, finissant de grignoter ce qu’il restait du marché. Début 80, les dernières usines font office de survivantes. Michel David contextualise :
« Dans les années 50, Roubaix a atteint le plein emploi et a l’impression qu’il y a un avenir pour tout le monde. Roubaix est une société industrielle. Mais s’il n’y a plus d’industrie, il n’y a plus d’ancrage et tout déraille. »
La double peine
Les anciens ont pour la plupart terminé leur vie d’ouvrier, le dos cassé, comme le père de Malika, déclaré invalide et inapte au travail très tôt. Les accidents sont monnaie courante. La main droite de mon grand-père y est passée, en 1973. Une machine lui a arraché les phalanges. Je n’ai su que très tard l’histoire de ces trois doigts coupés. De ce passé ouvrier, il ne reste que sa médaille d’honneur du travail, décernée par le ministère et encadrée en haut d’un des murs tapissés du salon.
Ce qu'il reste de la Lainière. / Crédits : Yan Morvan
Pendant que les vieux s’épuisent à la tâche, leurs enfants – la seconde génération, expérimentent à leur tour les discriminations. « Si tu étais un Kamel, ou un Mohammed, c’était section bricolage et bâtiment pour toi », ironise Omar. Double peine, pour ces « enfants de traîtres ». Une partie d’entre eux arrive tout de même jusqu’aux bancs de la fac. Omar monte à Lille, où il suit des cours de gestion. Les codes, le vocabulaire, tout y est différent. Et les diplômes n’y changent rien :
« Pour accéder à l’emploi, j’ai envoyé plus d’une centaine de candidatures. 90% sont restées lettres mortes. Alors tu te rabats sur quelque chose de moins bien, pour prouver à ton employeur que tu en veux, qu’on peut te faire confiance. On devra toujours en faire plus qu’un Dubois. »
Il embraye :
« Nos parents ont souffert du déracinement et du manque de reconnaissance de la France. Forcément, ça a déteint sur les enfants, qui se sentent, eux aussi, trahis. »
Reprendre le flambeau
Omar, Hassan, Abdallah ont tous participé à l’Association des Français Rapatriés d’Afrique du Nord de Roubaix. J’ai appris qu’un de mes grands-oncles en avait été le premier président. Ils voulaient tous réclamer des droits pour leurs parents. Restaurer la mémoire aussi, en l’inscrivant dans les manuels scolaires. Mais rien ou presque n’a bougé et les assos ont progressivement disparu. À des fins électorales, les candidats à la présidentielle passent régulièrement voir les quelques organisations encore en activité. Emmanuel Macron a même ouvert une commission sur les rapatriés d’Afrique du Nord. « Il voudrait classer cette histoire », explique Omar Chalbi qui veut y croire. Quand je lui en ai parlé, Hassan a mimé une flûte :
« Pipeau ! »
La dernière personne que j’ai rencontrée est M. Khelifi, un vieil homme de 85 ans vêtu d’un pantalon de costume remonté jusqu’au nombril. Comme la plupart des anciens. C’est Hassan qui me l’a présenté à la terrasse du quartier de l’Epeule, alors qu’il passait par hasard. Il n’avait, je crois, pas de portable. Alors on s’est promis de se retrouver le lendemain à 9h, au même endroit. Il est arrivé pile à l’heure. M Khelifi a été soldat de l’armée française, avant de finir dans une usine de Roubaix. Voilà 25 ans qu’il est à la retraite. Cet homme à la moustache blanche et au regard d’un bleu azuréen m’a tout de suite appelé « benti », « ma fille » en arabe. Il a longtemps couru les manifestations pour les droits des rapatriés. Les anciens étaient des dizaines à monter dans des bus pour manifester à Paris, médailles épinglées au revers de leur veste. « Mais aujourd’hui, tout le monde est mort, alors à quoi bon ? » Mon grand-père me tient le même discours :
« Qui va nous entendre ? Qui va se souvenir ? »
À tous les deux, j’ai répondu que c’était peut être à notre tour, la troisième génération, de raconter.
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