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    23/10/2023

    « On va vous traiter comme des majeurs »

    Des policiers falsifient des documents pour expulser des ados sans-papiers

    Par Audrey Parmentier

    Le ministère de l’Intérieur affirme qu’Ibrahim a 22 ans. Il en a pourtant six de moins. Pour pouvoir expulser des étrangers, des policiers font grandir des mineurs non accompagnés d'un simple coup de crayon. Une pratique illégale.

    Installé dans le cabinet de son avocat, Ibrahim (1) ne comprend toujours pas : « Pourquoi les policiers veulent que je quitte la France ? Moi, j’aime ce pays ». Il admire la vue derrière une large baie vitrée. « Il y a quoi de plus beau que Paris ? » Ibrahim est né loin des gratte-ciel, dans le sud de la Guinée. En 2021, il fuit son pays « pour des histoires de religion ». Arrivé en Italie, des camarades le persuadent d’aller en France. « Ils me disaient que c’était mieux. » Mais Ibrahim n’est pas reconnu mineur et se retrouve à la rue. Ce mercredi 6 septembre 2023, les galères continuent : le jeune de 17 ans a reçu une obligation de quitter le territoire français (OQTF) qui lui donne six ans de plus. «  Je ne suis pas né en 2000, ce n’est pas vrai ! », s’étrangle-t-il en lisant la décision de la préfecture de police de Paris. À côté de lui, Thierno (1), 16 ans, est dans la même situation.

    Au total, StreetPress a identifié au moins six procédures – à Paris, Dijon (21) ou dans les Alpes-Maritimes – où la police est accusée d’avoir volontairement falsifié l’âge de mineurs. Des pratiques qui tendraient à se multiplier avec l’organisation de la Coupe du monde de Rugby ou des Jeux olympiques 2024, selon des personnes interrogées. Ibrahim, Thierno, mais aussi Mohammed, Ousmane et Fatou clament tous être mineurs. Ils se débattent pourtant depuis des mois avec des procédures d’éloignement.

    « On va vous traiter comme des majeurs »

    Le 26 août dernier, Ibrahim et Thierno se rendent à la distribution alimentaire des Restos du cœur dans le 19e arrondissement de Paris. « J’attendais un camarade quand des policiers se sont approchés de nous. On leur a dit qu’on était mineurs », rembobine Ibrahim. Les bleus les fouillent et leur demandent leurs papiers d’identité. Ceux d’Ibrahim sont sur son téléphone cassé : « J’en avais un nouveau, mais pas de connexion Internet. J’ai demandé si on pouvait m’en trouver. Ils n’ont pas voulu. » Et pour Thierno ? Son portable – avec son extrait de naissance dessus – chargeait à une borne en accès libre. On ne l’aurait pas autorisé à le récupérer.

    Au poste de police du 12e arrondissement, les forces de l’ordre pensent qu’ils mentent sur leur âge. « “On va vous traiter comme des majeurs”, nous a menacé un policier », rapporte Ibrahim, encore sonné. Après sept heures de garde à vue, les deux adolescents ressortent avec une OQTF délivrée par la préfecture. Une décision qui ne peut pas s’appliquer à des mineurs isolés. Pour contourner cette interdiction, les autorités les ont donc fait grandir de six et sept ans. Sur l’OQTF d’Ibrahim, il est né le 15 août 2000 et non en 2006. Seule l’année est modifiée. Le jeune homme n’a plus 17 ans, mais 23. Idem pour Thierno : 2007, son année de naissance, devient 2000 sur l’OQTF. Leurs noms de famille aussi ont été modifiés, de façon totalement arbitraire.

    « Sur les procès-verbaux [auxquels StreetPress n’a pu avoir accès, NDLR], les deux jeunes sont considérés comme majeurs. J’essaierai de faire toute la lumière sur la légalité de ces PV », fustige maître Bertaux, avocat rattaché au barreau du Val-de-Marne, qui a saisi le tribunal administratif de Melun (77). Dans le cas d’Ibrahim et Thierno, aucun élément ne venait contester leur minorité d’autant qu’il y a une « présomption de minorité et de légalité des actes d’état civil étrangers ». De son côté, Thierno était en recours de minorité au moment de l’interpellation. Son audience devant le juge des enfants est prévue le 6 novembre 2023 ce qui permettra d’ajouter « une nouvelle pièce au dossier ». Pour Ibrahim, la situation est plus complexe : il n’avait pas été reconnu mineur lors de son audience devant le juge des enfants, le 4 novembre 2022, et la Division de l’expertise en fraude documentaire et à l’identité (DEFDI) avait conclu à des irrégularités dans son jugement supplétif. Ce qui ne justifie pas la mise en place d’une date de naissance arbitraire par les autorités.

    Une pratique qui « existe depuis longtemps »

    L’avocat n’avait jamais été confronté à de telles pratiques avant cet été : « J’ai l’impression que la Coupe du monde de rugby et les Jeux olympiques poussent à se débarrasser de toutes les personnes exilées. » En juillet dernier, maître Bertaux a eu un cas analogue : un autre mineur interpellé exactement comme Ibrahim et Thierno à une distribution alimentaire.

    De son côté, la préfecture de police répond que « lors d’une interpellation, pour s’assurer de l’identité d’une personne, si celle-ci ne dispose pas de document d’identité officiel, il est fait recours à la biométrie via le fichier automatisé des empreintes digitales (FAED). Lorsque cette consultation du FAED fait ressortir de multiples identités, celles-ci vont être vérifiées par consultation d’autres applicatifs métiers (fichiers de police ou administratifs, archives administratives) ».

    StreetPress a pu consulter d’autres procédures similaires : à chaque fois, une date de naissance arbitraire est fixée par les autorités sur les mesures d’éloignement. En 2020 déjà, StreetPress racontait comment les autorités falsifiaient l’âge de mineurs isolés à Mayotte pour les expulser plus rapidement. « Cette pratique existe depuis longtemps, mais les autorités sont de moins en moins subtiles. On a vu une OQTF où la date de naissance donnée par le jeune avait été rajoutée au stylo-bille avec un astérisque », souligne Fanny, coprésidente de l’association Tara, qui accompagne les mineurs isolés sur le volet juridique.

    A LIRE AUSSI : À Mayotte, les autorités falsifient volontairement l’âge de mineurs isolés pour les expulser

    Une OQTF non contestée qui colle à la peau

    Parmi eux, Mohamed (1), 16 ans. Lui est parti de Guinée après la mort de son père, décédé en 2021. « Je ne pouvais plus aller à l’école, car personne ne pouvait payer mes frais de scolarité », raconte-t-il. Arrivé en France en juillet 2023, Mohamed dort dans la rue, derrière la gare du Nord. Le 8 septembre 2023, il est interpellé dans le métro par les policiers. « C’était un vendredi, j’allais chercher un petit déjeuner à Châtelet et je n’avais pas de titre de transport. » Mohamed sort de son sac une attestation de l’association Utopia 56 en cas de rencontre avec des agents RATP. Celle-ci indique qu’il est un « mineur isolé en cours de procédure judiciaire pour acquérir sa minorité. » Ce qui n’empêche pas les autorités d’embarquer Mohamed au commissariat. Au passage, il rate son rendez-vous à l’hôpital prévu à 11h :

    « Les policiers n’ont pas voulu que je parte plus tôt. »

    En sortant à 18h, il reçoit une OQTF : le jeune homme n’est plus né en 2007, comme l’indique son acte de naissance, mais en 2005. Il refuse de la signer et fait ensuite un recours devant le tribunal administratif de Paris. Si le jeune ne conteste pas son OQTF dans un délai de 48 h, « elles leur collent à la peau ensuite » selon Fanny. Sous prétexte d’une décision judiciaire, tout peut être remis en cause :

    « Le jeune risque d’être remis à la rue s’il est placé et que le département apprend qu’il a une OQTF. »

    « On m’a dit que je n’avais pas le droit à un avocat »

    Ousmane (1), 17 ans, se débat avec ses mesures d’éloignement depuis des mois. Parti de Guinée avec son oncle, recherché pour des « raisons politiques  », ils se perdent au moment de prendre le bateau pour l’Italie. À son arrivée dans les Alpes-Maritimes, il n’a « nulle part où aller ». Ousmane est pris en charge pendant deux semaines par l’aide sociale à l’enfance (ASE). Le 20 mars 2023, le département le refuse. « La section mineurs non accompagnés de la préfecture des Alpes-Maritimes a contacté les services de police pour les prévenir qu’ils n’avaient pas été reconnus mineurs lors de leur évaluation. À leur sortie du dispositif, ils ont été interpellés », assure maître Anne-Laure Philouze. Une pratique courante dans les Alpes-Maritimes et déjà dénoncée par les associations sur place. Sollicitée, la préfecture n’a pas donné suite.

    Ousmane est arrêté avec la copie de son passeport sur son téléphone. Or, le procès-verbal ne fait pas mention de son document d’identité et attribue une date de naissance en 2003, au lieu de 2005. Là encore, le jour et le mois sont les mêmes. Encore plus absurde, l’OQTF délivrée par la préfecture des Alpes-Maritimes indique qu’il est né en 2004. Ousmane a désormais trois années de naissance différentes. « On m’a dit que je n’avais pas le droit à un avocat. » À l’époque, il ignore donc qu’il peut contester son OQTF. Huit jours plus tard, il prend le train direction Paris pour retenter sa chance.

    Trois dates de naissance

    20 juin 2023. Devant le Conseil d’Etat, plus de 400 mineurs non accompagnés manifestent pour réclamer une mise à l’abri. L’action tourne au fiasco et une dizaine de jeunes sont interpellés par les forces de l’ordre. Dont Ousmane. « J’ai pleuré. J’avais confiance en la police, je pensais qu’ils étaient là pour nous protéger. » Au commissariat du 5e et 6e arrondissements, il dit être en recours de minorité. Dans le cadre de cette procédure, il assure avoir donné son passeport à son avocate. Il suffisait de l’appeler pour vérifier l’information. Cela n’a pas été fait.

    Déjà sous le coup d’une OQTF, Ousmane écope d’une interdiction de retour sur le territoire français (IRTF). Cette fois, il refuse de la signer. Et l’ineptie continue : le 4 septembre 2023, le tribunal administratif de Melun valide l’IRTF. Sauf que la minorité de l’adolescent est établie trois jours plus tard, par le tribunal des enfants de Paris. « Cette situation est absurde. Ce jeune est reconnu mineur par le Juge des enfants et majeur par le tribunal administratif, c’est la raison pour laquelle on avait demandé au tribunal de surseoir à statuer dans l’attente de la décision du Juge des enfants. On a fait appel », réagit maître Philouze. En attendant, Ousmane est pris en charge par l’ASE de Paris et attend sa date d’audience devant la Cour administrative d’appel de Paris.

    Une mineure dans un Cra

    L’histoire d’Ousmane est aussi absurde que celle de Fatou (1). Âgée de 15 ans, la jeune fille refuse de s’exprimer, mais autorise son avocate, maître Jeannot, à dérouler son histoire : « Tout a été très vite. Le 28 août 2023, sa minorité est refusée par le département de la Côte-d’Or. Elle est arrêtée directement après la décision de fin de prise en charge du conseil départemental par la police aux frontières. »

    Fatou est placée en retenue administrative « pour vérification du droit au séjour d’un étranger ». La jeune fille montre aux policiers son extrait de naissance sur lequel est bien écrit qu’elle est née en février 2008. Un document qui n’est pas pris en compte par les autorités, car son OQTF lui mettra trois ans de plus. Pile 18 ans donc. Considérée comme une adulte, elle est envoyée au centre de rétention administrative de Metz (57), un lieu de privation de liberté où le renvoi et le placement de mineurs isolés sont interdits.

    Fatou est enfermée deux jours avant d’être libérée par le juge des libertés et de la détention, estimant que l’adolescente a fait l’objet « d’une interpellation déloyale ». Pour qu’une convocation soit honnête, « il faut indiquer par écrit le motif pour lequel on est convoqué, selon l’article cinq de la Convention européenne des droits de l’homme », complète maître Jeannot. En se présentant au conseil départemental de Dijon, Fatou ne pensait pas être incarcérée.

    Première victoire pour Fatou, ne reste plus que deux procédures : contester son OQTF et faire reconnaître sa minorité devant le juge des enfants. Le 10 octobre 2023, le tribunal administratif de Nancy (54) annule sa décision d’éloignement, relevant qu’elle ne pouvait pas faire l’objet d’une OQTF dans la mesure où sa majorité n’était pas démontrée. « La préfecture ne se basait que sur le refus du conseil départemental et là aussi il y avait une erreur de droit », reprend maître Jeannot. La dernière étape pour Fatou sera d’être prise en charge par l’aide sociale à l’enfance de Dijon. Et enfin, de commencer sa nouvelle vie en France.

    (1) Le prénom a été modifié.

    La préfecture des Alpes-Maritimes n’a pas répondu à nos sollicitations.

    La préfecture de Meurthe-et-Moselle n’a pas pu nous répondre dans les délais.

    Illustration de Une de Marine Joumard.

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