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    27/06/2025

    Ils étaient pères de famille, travailleurs et pour certains en attente de régularisation

    « Opération Retailleau » : des vies brisées pour une stratégie de com'

    Par Audrey Parmentier

    Près de 700 personnes sans-papiers ont été interpellées lors de l'opération nationale de contrôle migratoire, menée par le ministère de l’Intérieur les 18 et 19 juin dernier. Peu ont été conduits en CRA, mais pour ces derniers, la vie s'est figée.

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    Au téléphone, Ahmed (1) déballe sa vie d’un trait : son arrivée en France en 2019, un CAP propreté-hygiène avec mention, sa femme enceinte de cinq mois. Il n’est même pas sûr d’assister aux prochains rendez-vous médicaux, ni à la naissance de son premier enfant. Depuis le 19 juin, cet Algérien d’une vingtaine d’années est coincé au centre de rétention administrative (CRA) de Nîmes (30). Un lieu fermé de 126 places, souvent saturé, infesté de punaises de lit. « C’est l’un des pires », souffle Salomé Auliard, son avocate. Son client fait partie des 691 personnes interpellées, le 18 et 19 juin, lors de l’opération nationale de « contrôle des flux », lancée par le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau afin de traquer les sans-papiers. En tout : 4.064 agents déployés dans 844 gares et plus de 1.200 trains.

    Ahmed a été arrêté par trois policiers alors qu’il effectuait une livraison en scooter. Officiellement, il aurait grillé un stop – ce qu’il conteste. Depuis un an, il travaille comme livreur, payé une soixantaine d’euros par jour, sous l’alias de son cousin : « J’aime bosser, même si je prends des risques en sortant de chez moi. » En février 2024, une obligation de quitter le territoire français (OQTF) lui avait été notifiée, pour « menace à l’ordre public ». Son titre de séjour lui avait été refusé à cause de vols commis lorsqu’il était mineur. « J’avais des mauvaises fréquentations, puis j’ai repris les choses en main ! », se défend-il. Mais en un an et demi, Ahmed est envoyé quatre fois en rétention. À chaque fois, il est relâché, les autorités françaises n’ayant pas obtenu de laissez-passer d’Alger. Pendant ce temps, sa femme survit seule dans leur petit appartement du Gard, avec 550 euros par mois de la mission locale.

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    « Distiller la peur chez les personnes étrangères »

    Sur les 691 personnes interpellées, difficile de savoir combien d’individus ont été placés en rétention, faute de chiffres officiels. Les associations, elles, recensent peu de cas, malgré les moyens déployés. « Dans les CRA où nous sommes présents, nous ne comptons que neuf retenus : quatre à Lille (59), trois à Metz (57), deux à Vincennes (94) », indique Mathilde Buffière, responsable du service rétention chez Groupe SOS Solidarités-Assfam. Avant de glisser, un brin ironique : « Il y a des conditions légales si l’on veut mettre quelqu’un en CRA. C’est une mesure de dernier recours ». Chez France Terre d’Asile, Adrien Chhim, chef du service d’aide aux étrangers retenus, évoque trois personnes concernées : à Oissel (76), à Palaiseau (91) et à Olivet (45). Il précise :

    « Toutes étaient inconnues des services de police. Et toutes ont été libérées, soit par un juge, soit par la préfecture. »

    Selon l’avocate rouennaise, Cécile Madeline, l’initiative de Bruno Retailleau s’apparente à une « vaste opération de communication ». Objectif : « Distiller la peur chez les personnes étrangères. » Elle n’a été saisie que d’un seul dossier, celui d’un homme kabyle intercepté à la gare de Rouen (76), le 18 juin. « Il bossait sur les marchés, sans titre de séjour, trois enfants, aucun casier judiciaire. Tous les matins, il se levait à 4 h pour nourrir sa famille. Cette opération visait à attraper ceux qui bossent comme dans une souricière ! », déroule-t-elle, excédée. Conduit en centre de rétention le lendemain, son client a été libéré par la préfecture, dimanche 22 juin, sans même passer devant le juge.

    La Cimade, elle, signale trois individus au CRA de Bordeaux (33), dont Alpha (1), 26 ans, un Guinéen arrêté le 18 juin à la gare de péage de Pau (64). Il effectuait un déménagement, une mission qu’il assure deux fois par semaine. En France depuis août 2022, le jeune homme a vu sa demande d’asile rejetée en mai 2024, sans savoir qu’il faisait l’objet d’une OQTF. « Les gendarmes me l’ont appris », confie celui qui vit en colocation à Toulouse (31). Malgré sa tuberculose, il a été envoyé au CRA de Bordeaux. L’infirmière lui donne des médicaments pour dormir, mais il craint que sa maladie ne s’aggrave : « Si je suis trop angoissé, ce n’est pas bon. » Sa prochaine audience devant le juge des libertés et de la détention est fixée au 18 juillet.

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    « L’île Maurice, c’est le paradis, de quoi tu te plains ? »

    Marco (1), 39 ans, n’avait jamais eu affaire à la police. Le 18 juin, comme chaque matin, il quitte son hébergement du 115 à Créteil (94) pour rejoindre le garage où il travaille comme mécano. Sans-papiers, il enchaîne les missions au noir pour faire vivre sa fille de 15 ans, avec laquelle il vit seul. À 11h, en traversant la gare du Nord, il est contrôlé par trois policiers en civil. Au commissariat, l’un lâche : « L’île Maurice, c’est le paradis, de quoi tu te plains ? » Marco encaisse. Puis, direction le CRA de Vincennes. Au même moment, sa fille « championne locale de badminton », participe à une compétition. « Ce sont des parents d’élèves qui l’ont récupérée. La préfecture a, en tout état de cause, maintenu la rétention malgré le fait qu’il soit le seul représentant légal d’une mineure », insiste Célia Bert Lazli, son avocate.

    Présent en Île-de-France depuis 2017, Marco tente une régularisation dès l’année suivante. « Son patron le soutenait, mais c’était bien trop tôt », regrette l’avocate. Verdict : une OQTF en 2018. Depuis, il vivait dans la discrétion, sans savoir qu’une telle opération aurait lieu. « On n’a pas de télé, on vit dans notre bulle », affirme-t-il. Au CRA de Vincennes, le trentenaire craint pour sa sécurité, entre les bagarres et la peur d’être expulsé. « Son passeport étant en cours de renouvellement, les autorités pourraient demander un laissez-passer à l’île Maurice », explique Célia Bert Lazli.

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    Interpellé après avoir été par erreur à Lille

    Ashraf, lui, est tombé dans la nasse presque par accident. Originaire d’Asie du Sud-Est, il a décroché un master en global management à Anvers en Belgique – « le plus jeune diplômé de mon pays », assure-t-il en souriant. Mais quand son visa expire en 2024 « à cause d’une erreur administrative », il accepte une aide au retour volontaire : 300 euros remis à l’aéroport, 4.500 euros une fois installé. De quoi commencer à rembourser les 37.000 dollars de prêt étudiant contractés auprès d’une compagnie américaine : « Je suis prêt à rentrer, mais je veux cet argent. »

    Sauf que le 19 juin, en route vers un match de football à Courtrai, à la frontière belge, il s’endort dans le train, rate son arrêt et se réveille à Lille-Flandres. À peine descendu, il est interpellé par des policiers en civil. Aucun ne parle anglais. Direction le CRA de Lille. « Je n’ai pas résisté. Je ne suis pas quelqu’un de violent. » Ce qu’il ignorait, c’est qu’une fois en rétention, son droit au retour s’évaporait. Il préfère donc attendre d’y voir plus clair avant de prévenir sa mère : « Je ne veux pas l’inquiéter et lui dire que je rentre avec encore plus de problèmes. » Pour Ashraf et les autres, l’horizon reste flou.

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    (1) Tous les prénoms ont été modifiés.

    Illustration de Une de Caroline Varon.